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Christophe Petchanatz "le Héron"







Christophe Petchanatz le Héron (fragment)




(...)

(Ce matin, j'ai vu danser le soleil.)

(début juin 2013 (désordre)) - Je crois que le Héron m'a eu. Cette fatigue permanente, insidieuse, qui tapisse tout, partout, c'est lui. Partout je le vois qui ricane avec sa longue gueule de hyène difforme et hystérique. Dans les haies et les taillis, dans la tapisserie du salon, dans les plaies, les escarres, les borborygmes du fils de Gina, dans les pansements maculés d'humeur brunâtre dans les traces de merde qui s'étalent un peu partout c’est ça - Rorschach permanent tartiné d'excréments.
Il est devenu énorme, bouffi, le ventre surtout, juché sur ses longues pattes maigres à chaque pas il manque tomber. Ne pas rire surtout : d'un simple regard il vous transforme en loque sanguinolente. Et son pouvoir est infini. La seule chose qui nous sauve : la somme de ses tares. Distrait, idiot, vaniteux, crédule. Un Héron véritable (je veux dire un Dieu tyrannique, cruel et implacable) aurait depuis longtemps établi des plans parfaits, et réduit à néant la poignée de peigne-culs qui imaginaient lui tenir tête, voire - en venir à bout.
Mais j'ai d'autres desseins (un peu comme de raconter l'Émile (et une nuit) : la Bible, en quelques lignes.

"Au début (voix chevrotante exagérée) ça flotte dans le néant. Très vite, agacé, ça met de l'ordre (soi-disant), sépare le haut du bas, le sec du mouillé, le bon grain de l'ivraie. Ensuite il met des plantes, des animaux, quelques gens. Et la pomme. Les gens bien sûr tombent dans l'panneau. Ils sont bien punis et l'histoire peut enfin commencer. Suit une longue période de confusion, où ça est plutôt quérulent. Pluies de sauterelles, océan qui s'ouvre et se ferme, gros bateau plein d’animaux, une nuit sur le mont chauve, Sodome, Gomorrhe, des volcans, encore des animaux, mais plus petits, des crimes idiots (ou évités de justesse), du feu, du stupre, de la poix, de la fumée et puis pof : Jésus. À partir de là ça se tient mieux, l’histoire de Jésus. Jésus enfant, Jésus grandit et fait son singe savant. Jésus emmerde un peu tout l'monde, fait du scandale et s'entoure d'une bande d'individus peu recommandables. Ça tourne vite au vinaigre. Il multiplie les actions spectaculaires et les poissons, transforme l'eau en vin, ressuscite les morts, marche sur l’eau, etc. Ça énerve les juifs et les romains. Moyennant un modeste pécule, Judas le dénonce aux romains (on se demande bien pourquoi puisque tout le monde le connaissait, Jésus). Judas se pend rapidement avec une ceinture en cuir, Jésus est crucifié, tout le monde pleure - c'est le moment de l'Adagio d'Albinoni. Puis Jésus réapparaît, mais pas longtemps, et les disciples décident alors de partir explorer le vaste monde et d'écrire, chacun, sa version d'l'histoire. Là, le livre repart un peu en quenouille. Vers la fin (l'Apocalypse), après moult digressions oiseuses, ça redevient cohérent, il y a de l'action, des bêtes, des démons et même la télévision. Des éclairs, des inondations, enfin un peu tout. Et ça se termine comme ça : L'APOTHEOSE…"

J'ai entendu un aboiement terrible, féroce, apocalyptique. J'ai regardé partout : un chien minuscule, presque invisible…

"Une tête de six pieds sous terre" – Éric C., ce jour (24 avril 2015).

Nous avons exclu les mobylettes
Nous a- évoqué les insectes géants
Nous aaux grosses dents triangulaires les
Nous acadavres démembrés
Nous acontinuant de geindre
Et nous avons bien ri.
Nous avons remonté
(avec la manivelle)
la lumineuse mécanique
qui chasse les démons Nous avons
éternué - cela sentait la mort
le rance
la charognes
et comme chaque fois
d'une piètre pirouette tenter
de se sortir de ce mau
de ce bien mauvais pas
Certains achetaient du pain mouillé (il pleuvait)
d'autres comptaient leurs sous
j'avais sans le vouloir
pataugé dans une flaque c'était
- le ciel.

Nous marchions depuis quelques jours, harassés, dans la noire montagne. Trafics, contrebande, mais nous n'étions que des mulets. Nous parlions peu, ne mangions guère : nous marchions en silence et parfois nous dormions. Une nuit (mais comment distinguer ? Dans mon souvenir c'était toujours la nuit et les arbres hirsutes menaçaient et le ciel et les misérables qui, inconscients, osaient s'aventurer ici) je décidai de me perdre. De me laisser perdre. J'étais le dernier de la cohorte et assez vite on me distança et têtu je laissais faire, j’empruntais un sentier improbable et me mis à descendre à mi-pente, parmi les ronces et les branches tombées. On y voyait un peu : la lune. Mais la végétation devenait plus épaisse. Un nouvel embranchement - et je décidai de descendre à main droite. Le sentier est plus sombre, mais un peu plus confortable, et presque plat. J'avance au sommet d'une petite colline. A ce moment seulement je m'interroge quant au contenu de mon sac (j'en ignore tout) et sur la nécessité de continuer de le porter, selon son contenu… Des bouteilles, solidement bouchées. Au mieux : de l'alcool. Au pire, quelque substance chimique dangereuse, des explosifs peut-être. Je décide de ne conserver que la corde, qui était au fond du sac, et un petit crochet en métal, en forme de S. Fourbu, je continue. Tout aussi bien, j'aurais pu décider de rester là, m'endormir et me laisser mourir. Les choucas auraient tôt fait de nettoyer le terrain. J'imaginais quelques os, un morceau de toile rêche, puis la pluie, puis plus rien.
Malgré la fatigue, ma progression parmi cette végétation plus dense mais beaucoup moins agressive avait quelque chose d'amusant : libre, je me promenais. Et soudain (non, pas soudain : le phénomène était apparu de façon si subtile - lente progression luminescente - que je ne m'en étais d'abord pas rendu compte, tout à mes grandes enjambées sur la mousse et par les fougères) cette sorte de nuage aveuglant, duveteux, quelques couleurs mièvres, rose, bleu pâle, blanc douceâtre : le chemin (car sans le savoir j'étais toujours sur le chemin) d'un coup s'affaissait, tombait presque à la verticale, conduisant (?) vers cette chose étrange, attirante, ce que bientôt je nommai LA VALLÉE VERTICALE.
Je me penchai sur la pente, au risque de tomber. Mais je ne tombai pas. Moi naguère hanté - et presque soulagé - par l'idée de la mort probable, je décidai de me laisser glisser, assis sur mon sac comme sur une luge, et dévaler le chemin, quoi qu'il arrive. Mais je ne dévalais pas. Tout au plus fis-je quelques mètres. La glissade s'arrêta et - tout naturellement - je me remis debout : j'étais debout sur le chemin vertical. Et très paisiblement, avec un dernier coup d'Tmil derrière moi (et je ne vis qu'une sorte de trou très sombre presque complètement fermé par les ronces), je marchai en direction de ce qui me semblait être un village ouaté dont les contours, par je ne sais quelle manière, dégageaient une atmosphère de sérénité presque niaise où j'étais impatient de me plonger [Le texte s'arrête ici, il s'agit, retranscrit de manière lisible, tout en tâchant de respecter le style tout particulier de l'auteur, probablement un autodidacte, des quelques pages écrites au crayon de bois sur un petit carnet relié de fils épais, trouvé dans un sac de toile rude, près de quelques ossements humains, épars sur l'ubac d'une montagne peu praticable fermant une vallée fort reculée et qui fait frontière avec les contrées du Nord. Le sac contenait seulement ce petit carnet et un minuscule crayon de bois ; pas de trace de corde ou de pièce métallique en S. L'identité de l’auteur est restée inconnue jusqu'à ce jour (et d'ailleurs, ici, en ces temps plus que troublés, qui pourrait bien s'en soucier ?). Ce carnet m'a été remis par un villageois qui le tenait d'un gabelou, lequel l'avait dit-on confisqué à un berger illettré. On n'en sait pas davantage. Toujours est-il que dans les vallées d'ici, l'histoire de La vallée verticale semble connue des plus anciens, lesquels ne finissent par l'admettre qu'après moult réticences, quelques verres de génépi et sans aucun commentaire. Très vite ils se détournent et regardent au loin.]

Ils sont - venus - cette fois
mâchoires en fonte c'est
curieux je sais bien mais
ils sont tellement grandsils ne risquent plus rien.
Je me demande pourquoi je m'échine
à enfin àpour tout un chacun
expliquer l'évidence
(é[vide]nce)
enfin, ce genre de paysage,
mi-réel mi-
maladroitement
dessiné
(laborieusement)
Derrière le buisson (et cela bouge) acide
les farfadets malfaisants plats
nez menton doigts crochus ils susurrent mielleux
– viens, viens…
Alors le grand jeune homme
barbu enjambe la fenêtre et
se laisse tomber
L'insolence, l'arbitraire, les abat-jour.
Déclic parfait d'une arme parfait
tement préparée le tout
cinématographiquement préparé (aussi)
comme une carbonara
exquise ensuite
sang, sanie, morceaux d'os et de tendons
c'est évidemment moins agréable c'est le
prix à payer pour qu'on nous
foute la paix
(manière de dire…)

Lire au nid.

De tous les
rangements et dérangements
fonds de tiroirs
(et bourrons)
lourds chevaux piétinant la glaise s'y
engluant
arêtes de poissons
filant
et presqu'éteintes
les petits pots
(bleu, jaune, rouge)
sur une île d
une île d
île déserte et cocotiers d'où
sans cesse
dégringolent
des cadavres de singes.
On a mangé
toutes sortes de viandes
- et c'était bon
des tranches fines presque noires
grands animaux
beuglant dans le brouillard
passés à la moulinette : heureux.
Ils se précipitent sur la gravide
la frappent à coups de bâtons
('vec un clou en travers)
cependant que le patriarche
dubitatif (c'est mon père)
tripote sa barbe dou
teuse d'un air dubitatif ils
s'en donnent à cœur joie, tapent
de toutes leurs (petites) forces et ça
gicle bien rouge et c'est joli
sur la nuit noire la nuit noire
toute veloutée c'est
joli - hein ?
Passer son temps à déféquer,
de toutes les façons im
mense conduit luisant et
arrogant (oui) pipe-line
reliant précisément
le premier et le dernier
étron
Ça se résume à ça.
Dehors les longs cris longs
des démons c'est usé
peut-être sont-ce des cris
d'antan, de jadis
des cris qui sont restés comme ça,
dans l'air
et qu'on ne comprends pas.

Ils roulent des roues immenses elles sont très lourdes, en bois Très lourdes très larges ça t'aplatit un continent comme une merde (paraphrasant feu-mon père) Très lourdes et ornées de petits clous carrés cela laisse dans le sol des empreintes curieuses, irrégulières, comme un message avec des morceaux d'os, de peau, du sang et des cheveux Ils roulent des choses immenses, des choses très anciennes, et creuses Très lourdes ensuite elles dévalent les coteaux écrasant les paysans épouvantés elle est si grande qu'elle cache le soleil alors il fait nuit noire et des astres plus sombres encor dévalent les coteaux, lourdement, en cahotant, brinquebalant, mais tellement vite...


(Fragment d'un - long - travail en cours. état 2015)


+++




Christophe Petchanatz (1959)
fut un temps l'animateur des exemplaires Editions de Garenne. Il est musicien, écrivain, photographe. Activiste et pilier de l'underground depuis les années 80, son œuvre prolifique est difficile à répertorier. En tant que musicien, il a multiplié les incarnations (souvent collectives) investissant de nombreux styles (industriel, ambient, new wave, chanson…) sur plus d'une centaine de publications. Klimperei (créé en 1985) est son projet principal, toy music entre comptines bancales, valses et pop approximative. De la même façon, l'écrivain a disséminé son œuvre (et celles de ses divers hétéronymes) dans une myriade de publications en revues, fanzines, plaquettes et livres dont il faudra bien un jour dresser l'inventaire impressionnant… En attendant, son site est une base d'exploration idéale (et inépuisable). - le Héron, dont n'est publié qu'un court fragment, (d'autres sont visibles ici), est un - très long - travail en cours mené avec le soutien d'une bourse à l'écriture de la région Rhône-Alpes en 2008 et 2013. Hop !

krrr... Histoires (les inédits)






krrr Histoires





123Les marges du jardin


#45 entrelacs d'argent sur fond bleu; au clair de lune, le chien grogne sans fin
#44 évidemment avec cette sorte de hutte on augmente les chances de se déboîter une hanche
#43 grand frais force 7; cramponnée aux branches, cramponné aux copeaux, pie & pigeon disqualifient la mouette
#42 ciel dégagé, haleine légère du vent transi; les feuilles jaunes beuglent, laiteuses
#41 dans les herbes folles, les broussailles palpitantes; suivre le chat jusqu'aux géants taquinant la lune
#40 à travers les vitres ruisselantes : le vent gifle la tignasse du noisetier; aimez-moi, aimez-moi crache la  mouette
#39 la pluie; viscosité de feuilles vertes, jaunies, rousses; le vent, le vent
#38 exactement 14 conifères hâbleurs aux confins
#37 manœuvres d'évitement : tour à tour une mouette, un étourneau, un goéland, une chouette...
#36 feuilleter prudemment la lande malléable, les laiterons; trébucher sur une lame de ressort
#35 les framboisiers gris, balayés d'éclaboussures vertes; le ciel bleu-froid, distendu
#34 dans la hutte noire et vide, deux siamois; les piafs dans les branches du verger
#33 haleter et suer au piochage ; cogner briser tasser le bois; enterrer, épuisé
#32 slalomer les miradors, enjamber la herse, dévaler le talus, patauger la douve; la basse-cour se défend
#31 le fatras de lierre; débiné par la planche à repasser
#30 cerise, pissenlit, argiope, prune, fougère, pigeon, poire, ortie, chat; ça manque de poisson
#29 penché sur un casier en bois à l'odeur de poisson, le vieux rideau de douche frissonne
#28 là : une meule de foin ratatinée; sauvage comme une paillasse
#27 rien à becqueter pour les étourneaux qui passent toujours au loin vers les silos
#26 grognements acérés de deux siamois, harcelés par le vent; le grillage-hygiaphone crisse un larsen
#25 en fin d'après-midi, dans le tunnel de brouillard, les chiens ignorent les shake hands
#24 47.277931, -2.225176 // 47.277745, -2.224230 : les résineux au garde-à-vous, troncs fer-gris
#23 le brouillard franchit les lauriers; les ventilateurs du silo le pressent
#22 dans le no-man's land, pelouse impeccable, un pigeon; sans tête
#21 d'un pied sur l'autre; le hérisson planté dans la corde; la merde à l'assaut des premières phalanges
#20 une télévision, à droite, dans les bris de serre, quand on va pisser
#19 poussée par les ventilateurs des silos, la brume entre dans le jardin
#18 les rotes serpentent discrètement entre les canettes et les piquets pris au piège des grillages
#17 particulièrement épineuse, la ronce garrotte le gamin
#16 le sol est d'un très beau vert; des motifs dorés s'y dessinent
#15 derrière les ornières, les lavatères se balancent à la lisière du ciel
#14 le chat, couleuvre sur les herbes couchées, repère la fumée de cigarette; il s'enfuit
#13 saletés de lampadaires ; au jardin la lumière est allumée
#12 - 7:13 – premier étage puis rez-de-chaussée : le mâchefer, les feuilles, le ciel et la chaleur déjà
#11 sous la semelle la friche est élastique; là, une trace de passage, un chat; là, un hérisson, tout sec
#10 de temps à autre deux pies conversent, tcha-ka / tcha-ka !
#9 dehors le monde n'est plus visible; c'est super violent le brouillard
#8 au fond, dans un coin, une cabane de planches grises, affaissée sur de vieux châssis
#7 promenade matinale dans le jardin, sans son chien
#6 parmi les ronces et le chèvre-feuille, au soleil de midi, deux chats roupillent
#5 l'hiver, pliés sur les pissenlits, l'homme et la femme silencieux
#4 il faut beaucoup d'années pour le jardin
#3 ce matin, le soleil approchait par le jardin
#2 le jardin en friche, derrière la maison, avait deux pommiers
#1 apparemment la fenêtre donnait sur un jardin



*

123Entre 2 relevés j'éclos des nasses

la trame:
hybridation de cumbia-
[flexe empâtée]
hybridation acousmatique-
[bon goût incarnat]
la teinture:
pure analogie-
/ chiure de pilum
pure analogie-
/ fouillis de brillantine
le pentagramme /
& picotis de jaser:
_ pacage|jalousie
& l'abandon de jurer:
_ rempart délicat
bref:
en duo au commerce
au poulailler des docks


*


tof­tof­tof// la tonnelle


tof­tof­tof//// la tonnelle
réussit pour la troisième
fois l'abordage / l'après
midi, à 3 heures, il fait
froid. je ne me laisserai
pas distraire. au nord on
l'annonce il va pleuvoir.
dans l'heure les lévriers
croisent le fer : à peine
quelques clapotis sur les
terres cuites. oublier la
vague de graffitis jaunes
surtout ! le moulin, avec
briques & acier, piaille.
une aile manque. l'arc se
brise. je me rameute ! le
charbon c14 (poussières),
comme le manganèse, comme
les ocres qui s'envolent.
la réputation du granite.
m'en souvenir ! sur notre
droite, un chien hilare !
il s'enroule dans du film
alimentaire. il se glisse
sous un casque. ma pensée
est affûtée. la pointe se
dissout. l'étron, la dent
plaquée or & la mousse de
polyuréthane (surprenant)
sont bien abrités dans le
tunnel aérien. mon repère
sur la carte rosée : sous
le papier collant, en bas
à droite, les deux tâches
bleues. je suis condensé.
rien ne peut dissuader la
première goutte. le train
retarde. ne pas renoncer.
devant le lac aux canards
je m'acquitte. l'offrande
pour chaque dénivellation
est une statuette ­insecte
en mie de pain. tout près
le sequoia se repose. là,
j'enjambe le bosquet. Les
nuages (fssh) se penchent
sur Patismit. le samovar,
noir & gris, m'accompagne
dans la forêt : holy holy
...


*


123Idiot du village

au cul de konrad schmitt au cul de konrad schmitt au cul de konrad schmitt
au cul de konrad schmitt au cul de konrad schmitt crête de coq


& idiot du village j’apparaîtrai innocent
au point de me croire maître du monde

à l'aube je sortirai la mobylette bleue
les sacoches chargées de perce-oreilles
de tourterelles de mouches
& de poissons plats

sur la mobylette bleue
gonflée à l'alcool de patates
je maudirai
les gris froids des forêts
les verts glissants des prés

& j'arriverai dans les briques rouges d'Arras
& je jetterai à la gueule du beffroi beuglant
les perce-oreilles et les mouches

& tu me rendras Konrad &
sa crête de vieux coq & je t'offrirai les yeux
des tourterelles borgnes
les queues des poissons pourris


*


123Sur-boom en azur

cocktail alcool-de-patate/café-noir
dès l'aube

la mobylette rose
fumée gitane

dans la tignasse
l'azur

*****

à l'est - au sud : surprise-party !

fox-trotte des dagues
au cou des chiens
radius en verticale basse

be-bop des caillasses
au ventre des tourterelles
fémur en tapin

pogo des tomahawks
au front des chats
péroné à l'horizontale

valse-dingue des surins
en œil des poissons
humérus sur la tangente

& puis slow-down à l'ouest !
> midd-tempo -
> roulement de tambours -

break !

l'acier
& les hordes déboulent
> du nord -
> non pas ça ! -
crucifient ma main

/////////////////
la nuit

elle brame


*


123#irréductile


1.
son bloum était descendu sur son front
il le repoussa à l'ombre des arbres il
vit son visage pâle, enchâssé #irréduc


2.
désir et dégoût excités par l'art
 & la mauvaise cinétique d pousse
d'aller vers la chose d de passer
à quelque chose...   #irréductile


3.
─ l'église l'appelle saint..
─   j'men-foutre du brillant
        ... grossieusement !
─ nomme-le cochon #irréducti


4.
vert-blancs et la bave dule vol
lourds l'arbre & la pluie
gris le lac & le bouclier
vert-blancs et la bave du cygne
et le lac et la rive #irréducti


5.
le mot puces m'informe
les mottes de terre et
la lampe caractérisent
la sensibilité l'abat-
tement & la courtoisie
          #irréductile


6.
à gauche le sanctuaire des
chalets campement à bulles
lavée & sage sur un poteau
la pauvre volaille au fond
les végétales additionnent
des épissures #irréductile


7.
cloporte en première ligne
couloir sombre étroit – la
porte des communaux - yeux
sombres & silencieux & des
larmes faibles & fatiguées
silencieux ouvert pointant
sa barrette sur sa tête le
patron pas malheureux mor-
dant les jeunes & P.K calé
dans un fauteuil enveloppé
du lotier     #irréductile


8.
au milieu de la musique et
du rire l'agitation dansée
du scarabée / au centre du
bain de soleil retiré dans
l'angle élastique le butin
de gaufrette sent les mots
couverts et morbides / les
railleries et l'énervement
excitent son cœur #irréduc


9.
quatre vers deux coquilles
et la lune – colindantes -
une feuille écartée suinte
sur cette terre incomplète
rien ne bouge ni le regret
ni le plaisir #irréductile


A.
les six gendarmes costumés
couraient coups de pieds &
mauvaise haleine là autour
il est sorti trompé hilare
rassemblés hurlant affûtés
ils riaient & cela prenait
bath tournure musicale six
rouges & noires renversées
sur tambour … stop … dèche
du tricorne - plus rien ne
rit - fausse note ou effet
d'exposition  #irréductile


B.
sous la dépression d'humus
s'exhibe tout une académie
de tubérosités hippocrates
& monèmes réducteurs usant
du colt l'ambigu remonte &
miscellanée de mer empiète
c'est le temps de la farce
de la traque vois l'épopée
le chasseur sonde l'humide
scrute le poisseux et épie
l'inachevé quand cueilleur
manie & élabore des masses
d ratatine taille & scalpe
l'incendie ignore la ville


C.
c'est la saison des grands
sacs aux pieds de l'érable
la saison des ventilateurs
et des fumées la saison du
noisetier de la pitance et
des vitres ruisselantes la
saison des lamaneurs entre
brume et grains d zigzague
& lèche le tuf pulvérulent
les buttes &/ou les ronces
cadenassent son horizon la
terrasse le domestique son
ombre clignote par malheur
ce n'est plus le moment du
be-bop        #irréductile


D.
agrippée au rameau l'olive
pugilat les mains-himantes
artichaut consoude fenouil
molle épaisse sure l'olive
le tissu imbibé de mixture
brune médecine-choc puante
espiègle & blottie l'olive
les jointures s'éclatent &
narguent les épines-cestes
c'est déconcertant l'olive


E.
& les matières se nuancent
ficelle tignasse brisure d
elliptique étend le bec au
carreau & l'épais badigeon
– fantaisie bleuvert rouge
& jaune apogée cuprifère -
corrige le galetas & trace
ajuste les signes & scrute
élabore une forme & rabote
le sorcier des basse-cours
vocifère aux abords et les
matières naufragées de s'y
blottir      #irréductiles


F.
climax – au cœur du palace
d'écorce & de nourricières
rognures enveloppées trois
corbeaux aux fanons garnis
congédient avec vénération
mille lignivores embusqués
le babial rouge-gorge repu
infuse les copeaux éponges
in glorious days profusion
figurative de cotillons de
carmins & de fossilisation


*


123le galet, l'abeille & l'herbe


je trouve :
le galet dans une flaque de sang,
il bouge, entre un rocher et un caillou.

sur l'éponge trempée
qui se déplie
: je cours.


j'attends :
le pavé,
paralytique sur le port.

sur une dalle
la goutte de sang qui fane
: j'exprime.


je zoome :
l'abeille charpentière au seuil,
elle frémit.

sur le plateau, la goutte de sang
qui s'étale
: je me lasse.


je récapitule :
dans l'herbe, les ronces 
: je termine.


*


123l'abbé ne jaspine plus, j'ai mangé son cerveau


rameutes les buttes 
étendues.

rameutes les buttes à qui-ès !

quand la boue des
betteraves, (sacristie),

rameutes les buttes & oùh ?

& le beurre rance
rebutent la cène,

rameutes les buttes mais commente !

le vin dominici,
rémanence du théâtre,
rassure.

rameutes les buttes come on !


*


123La pluie n'existe pas encore.


À l'aube, il n'y avait que le soleil.
Le vent est venu, plus tard.
Puis les nuages sont arrivés.
Ensuite, d'autres nuages.

La pluie n'était pas là.
La pluie n'existait pas encore.

Le vent & le soleil ont renoncé.
Alors deux merles ont chanté.
Soudain une rafale a sifflé.
Les merles se sont envolés.

La pluie n'existe pas.
Le soleil n'existe pas.

La pluie n'est pas encore arrivée.

Les nuages sont restés.


*


123collection d'impostures


1.
les cardes s'envolent
la tempête agace chaque trognon
chaque épave ─ vent flotté

l'ombre du goémon s'étend
sous l'écorce tiède le blanc déchire la fibre
l'avant-garde ─ vestige de canicule

le réservoir fuit
le hérisson accroche le regard
la ronce dissimule ses épines ─ un air d'automne

les fruits suppurent
l'inox alimentaire défie la pause les oiseaux
s'attachent à la facilité ─ collection d'impostures


2.
la frénésie serpente
le brin s'insinue au cœur du châssis
le canevas truqué de la loge ─ looping des goujons


*


kick    -    cymbales

âcres liquides bestes
abouchées corbeaux de
siam fistule sigillée
ce squelette ammonium
pourvoist aux débords
à l'incessante fierté
nautile d'abondance
d'expirer les retours
de sacrums pestilents
& cette vase étriquée
démostrate perceptive
où penailles jouxtent
serpentines volailles
d'embouchure enfaçant
jour  les mastodontes  
   bleu-blanc    nuit
tripots gîtes  intrus
avec balises arbitres
dannie richmond rouge


*


123je décide


je décide
de supprimer
le sénat

de la liste
l'assemblée nationale

du bordereau
d'indexer

l'élysée
d'ingérer

bercy
d’entre-mettre

beauvau
-sic


(...)


+++




krrr est : inconnu ?, jardinier, dérivant, curieux, traqueur, lecteur, épistolier, anarcho-punk, de (bas-)côté, actant… Principalement : photographie (passionnant). / Souvent : écrit, caviarde, sabre et justifie. En topographe de son existence. Lit l'Arno Schmidt dans le texte, s'attribue sa célèbre sentence : "Mein Leben ? ! : ist kein Kontinuum! : ein Tablett voll glitzender snapshots." An somme : !!! ---> Aucune publication (?), presque rien mais des empreintes à Saint-Nazaire, sur les blogs L'autre hidalgo ou krrr  - Histoires est une histoire (passée ?) / bouts & friches des gestes possibles & ... Hop !

Ivar Ch'vavar... Une Conférence.






Ivar Ch'vavar L’Invention de la Picardie 

(Conférence à la bibliothèque d’Amiens, 19 mai 2016)







 ***


123Dans le courant de l’année 1984 nous avons quitté le comité de rédaction de la revue Sureau, Martial Lengellé et moi. Sureau était une revue littéraire amiénoise, que nous avions contribué à fonder, mais nous n’étions plus du tout dans le coup. Sureau était pour une littérature convexe, et nous nous sentions portés davantage vers une littérature concave - voilà, je vais le dire comme ça.
123On voulait passer par-dessous, dans les soutes, sous des voûtes, aller un peu dans les fonds… Quitte à rentrer la tête dans le cou, bon. On ne voulait pas tant que ça être "écrivains", "poètes", mais explorer les souterrains et les oubliettes de la création, culs de basse fosse, l'inconscient - l'inconscient collectif surtout. La dimension collective, c'était important, fondamental. Nous avons mis un nom sur cette dimension collective : "la Picardie". Moi, j'étais intéressé, depuis longtemps, par "la Picardie" pour des raisons politiques aussi. Lengellé non.
123La même année 1984 j'avais été raccroché au dernier moment à l’équipe qui préparait La Forêt invisible, une grosse anthologie de la littérature d’expression picarde, depuis le Moyen Âge. Il fallait fouiller le fond des bibliothèques, là j'étais vraiment dans le concave, je raconterai cela un jour, peut-être, j'ai travaillé comme une bête, et vite, pour pas un liard, bien sûr, mais en compensation j’ai beaucoup appris, parce que jusqu'alors je ne connaissais pas grand-chose, en réalité, du picard et de la Picardie, et j'ignorais à quel point j'en savais peu.
123La Forêt invisible a paru en mars 85, édité par la Maison de la Culture. Ça a fait pas mal de bruit, grâce à Jacques Darras, le maître d'œuvre.
123En 84 toujours, Martial et moi nous avons commencé à travailler autour de ce projet : une revue qui s’appellerait L'Invention de la Picardie, et L'Invincion del Picardie, aussi. En janvier 85 nous avions la maquette d'un numéro un, nous sommes allés voir le seul éditeur possible : Jean-Marie Lhôte, directeur de la Maison de la Culture, et donc responsable de ses éditions, Trois-Cailloux.
123Martial me dit : "Attention ! on va voir quelqu'un d'important, alors tu t'habilles à peu près bien et tu me laisses parler. C'est pas à l'idiot du village de Gouy-les-Groseilliers qu'on va causer." Je le laisse à peu près causer comme il veut, le résultat est le même, de toute façon, puisque Jean-Marie Lhôte n'a plus d'argent pour nous, il publiait déjà une revue de poésie, etc. Mais il nous avait écoutés attentivement. Près de vingt ans plus tard, il écrit : "Mon premier contact avec Ivar Ch'Vavar est épistolaire ; il propose alors à la Maison de la Culture de s'associer à une revue, L'Invention de la Picardie - projet défendu avec conviction et non sans véhémence. Nous sommes en 1984 et je ne soutiens pas, ayant alors en charge d'autres publications". Je ne me souviens pas de cet échange de lettres, mais je me rappelle - ou crois me rappeler - le bureau de Jean-Marie, et le toussotement de Martial à chaque fois que je voulais prendre la parole…
123Bref, nous décidons de nous débrouiller tout seuls, j'achète une machine à écrire électronique, une merveille qu'il faut démonter à moitié à chaque fois qu'on veut passer des romaines aux italiques, ou l'inverse, je tape comme un sourd, je deviens rapidement un virtuose, le Glenn Gould de la machine à écrire électronique.
123Martial Lengellé a eu une idée géniale : "Et si on écrivait comme si on était des fous - chacun de nous plusieurs fous différents, et des folles", etc. Ça déclenche en nous une sorte de… eh bien de folie, oui, de folie jubilatoire et nous sortons, début 1986, le premier livre des éditions L’Invention de la Picardie, à savoir : Cadavre grand m’a raconté : la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France. Trente fous, dont nous, Lengellé et moi-même, nommément, mais que nous, ces fous, seulement nous signant de différents noms comme Emmanuel Derche ou Lucienne Nibart. -Incroyable la facilité avec laquelle nous avons écrit comme des fous ou des idiots, pour ma part j'y ai même pris goût, puisqu'une troisième édition du livre a paru l’année dernière, avec cette fois près de cent fous, dont moitié de femmes.
123Ce livre nous a fait un peu connaître, il y a eu quelques articles dans les "fanzines", et nous avons décidé de revenir à notre premier projet : la revue L'Invention de la Picardie. Le premier numéro paraît en novembre 86, tapé par le Glenn Gould de la machine à écrire électronique, qui fait aussi la maquette, et c'est imprimé dans un atelier protégé, qui emploie des handicapés.
123Très vite Martial va vaquer à d'autres choses et je devrai batailler même pour qu'il me donne des poèmes, ces poèmes justifiés auxquels je tiens tant. Martial n'est pas contrariant, il me laisse me débrouiller seul et, je ne vous le cacherai pas plus longtemps : c’est moi qui vais faire tout.
123Tout, c'est six numéros de la revue proprement dite, L'Invincion del Picardie, les trois premiers ont 96 pages en 21x29,7, les deux suivants 112 pages, le sixième 118. Total : 630 pages, la plupart bien serrées, disons l’équivalent de 1500 pages en format livre de poche.
123Plus huit suppléments, la plupart aussi gros, le premier étant un livre de Pierre Garnier, le dernier, qui paraît au début de 1995, l’histoire du groupe surréaliste de Montreuil-sur-Mer. Début 95, cela veut dire que L'Invention de la Picardie a pris plus de neuf ans de ma vie, quasiment dix. Je faisais tout, au point que je ne me rappelle pas tout ce que je faisais : écrire des textes, en demander, les taper, la maquette, une partie de l'illustration (maquette, illustration… je n'en parlerai pas davantage : il faudrait toute une conférence pour évoquer ce travail-là, et une exposition, sans doute). Les bulletins d'abonnement, la relance (des auteurs, des abonnés), la correspondance, faire les paquets, aller à la Poste…
123Se bagarrer pour des abonnés - je donne des chiffres, certains d'entre vous m'ont prévenu avant la conférence que ça les intéressait : 123 abonnés pour la première série (les numéros 1, 2 et 3), ainsi répartis : Somme 45 (dont Amiens 35), Oise 6, Aisne 2, Pas-de-Calais 21, Nord 22, Belgique picarde 3, "reste du monde" : 26.
123Avec 123 abonnés, on tirait à 300, parce qu'il y a les services de presse, il y a les dépôts en librairie (au début), les envois gracieux aux amis nécessiteux.
123 abonnés pour une revue de poésie qui n'est pas plus ou moins "institutionnelle", ça n'était pas si mal. Je me plaignais, et j'avais la surprise de m'entendre dire par les collègues que je devrais avoir la décence de me taire, parce qu'ils avaient, eux, trente-quatre, quarante-six, cinquante-huit abonnés… 
123Deuxième série, n°4 et 5 : 111 abonnés, nous en perdons beaucoup localement mais nous en gagnons dans le "reste du monde" !
123Troisième série, en fait le n°6 seul : 139 abonnés.
123Je ne dis rien des livres qui ont été publiés par la suite sous le nom de la revue, ça n'est pas le lieu ici. Sachez seulement que j'en vendais de moins en moins. Et que, non content de ne pas gagner d'argent, j'ai fini par trouver normal d'en perdre.

123Maintenant que j'ai satisfait votre curiosité - cette brûlante curiosité que je lisais dans vos yeux - sur la naissance de la revue et sur la façon dont je travaillais, sur ce que ça me rapportait (pas un patard), sur le nombre d'exemplaires que j'écoulais… intéressons-nous aux buts poursuivis en réalisant L'Invention de la Picardie, et voyons un peu le contenu de ses pages…
123Pour commencer, je dirai ceci, qui est « programmatique », en vous demandant toute votre attention :

123Portée fondative de l'œuvre : elle ouvre un monde pour un peuple à venir en lui révélant "sa" terre. Le projet poématique projette un monde qui se fonde, de manière adverse, sur une terre où un peuple est déjà jeté. Fondation abyssale et litigieuse : si ainsi une terre s'approprie, devient possibilité d'un "chez-soi", terre natale, ce n'est jamais au sens d'un donné brut, mais au sens d'un venir à la lumière de ce qui se tient en réserve (au sens d’un fond où puiser : créer c’est puiser, dit Heidegger) [lequel], du même coup, révèle l'obscurité de cette réserve (au sens d’un refus). L'œuvre configure un projet jeté, qui forme […] la destination [Bestimmung] historique d’un peuple. L'œuvre commence, elle est coupure, disruption que rien n'annonce, soudaineté du saut, et, du même coup, elle détient en elle l'appel à en répondre.

123C'est un texte de Christian Dubois, tiré de Heidegger. Introduction à une lecture. Je l'ai placé en exergue au n°1 de Kminchmint, la revue qui a repris en 2007 le projet de L'Invention. Ce texte dit à peu près tout ce qu'il y a à dire sur ce projet. 

123Si on ouvre le premier numéro de L'Invention de la Picardie, on tombe tout d’abord sur un éditorial, intitulé Confidences, de ton assez provocant, qui crée, effectivement, un rapport de complicité plutôt étrange entre les rédacteurs et leurs lecteurs. Je ne le lirai pas, faute de temps, mais je vais lire plutôt le texte qui le suit immédiatement, qui est daté du 27 juillet 1984, et qu’on peut considérer comme un texte fondateur.

123POUR EN FINIR AVEC LA PICARDIE
123On parle de la Picardie. Il s’agirait de la province ou région que nous habitons. Soit. La Picardie serait donc une réalité géographique et pourrait à ce titre apparaître, avec ses limites, sur une carte ? -Voyons cela.
123C'est que ce n'est pas si simple. Il y a bien une région administrative appelée "Picardie", réunion de trois départements, l’Aisne, l’Oise et la Somme… Mais les habitants de sa partie méridionale ne se sentent pas du tout concernés par l'idée de Picardie et assurent qu'ils ne sont pas Picards (1). Et pour cause : le Valois ou le Soissonnais n'ont jamais fait partie de la "Picardie historique", et ils n'appartiennent pas davantage à la "Picardie linguistique", c'est-à-dire à la zone dans laquelle le picard se parle ou s'est parlé. - Laquelle Picardie linguistique déborde par contre largement la région Picardie vers le nord, puisqu'elle englobe à peu près tout le Nord-Pas-de-Calais et les deux tiers du Hainaut belge (sans pour autant que les populations de ces contrées se sentent "picardes").
123Nous avons parlé d’une Picardie "historique"… En fait il y en eut plusieurs, dans la durée, et même dans l'espace : gouvernements et généralités n'avaient pas les mêmes contours, et nous préférons ne pas parler de la province ecclésiastique !

123Alors, où est la Picardie ?
123Prenons une carte du nord de la France : traçons-y les limites de la Picardie administrative, celles des Picardies "historiques", celles de la Picardie linguistique (d'ailleurs très floues dans la partie orientale). Traçons encore les frontières de la Picardie géologique (la fameuse plaine picarde, que certains préfèrent appeler un plateau) et, pour faire bonne mesure, celles de la "nation picarde", attestée au Moyen Âge, et qui s'étendait presque de Paris à la Hollande… Nous aurons sur notre carte un assez bel ensemble de lignes plus ou moins concentriques, figurant une sorte de labyrinthe, lequel enfermerait dans ses plis et replis la problématique Picardie.
123Le voilà, notre espace picard !...

123Et si même nous pouvions définir cet espace ? Cela changerait-il quelque chose au problème de fond ? En effet : parce que ses contours sont bien dessinés, une région mérite-t-elle d'être nommée, et donc considérée comme une réalité, si elle n'existe pas, si elle ne se distingue pas de ses voisines par une culture originale, si la vie intellectuelle et passionnelle y est à peu près nulle, si elle n'existe pas par elle-même, par ses propres forces ?

123Laissons de côté la question du lieu : observe-t-on quelque chose d'existant qui corresponde à l'idée de Picardie ? - Tout juste pourrait-on dire qu'on pressent que quelque chose a pu exister, ou tendre à exister, qu'on appellerait ainsi, et qui s'appuierait, chercherait ses "marques", sur quelques réalités ébauchées, incertaines, chancelantes…
123Nous pourrions définir la Picardie, telle qu’elle nous habite (car s'il n’est pas sûr que nous l'habitions, puisqu'il n’est pas certain qu'elle existe, au moins paraît-il hors de doute qu'elle nous habite, ce texte en est la preuve !), ainsi :
- nostalgie, non pas tant de ce qui a été que de qui a pu être, et même : de ce qui aurait pu être ;
- sentiment non d’une présence, mais d’une absence (mais alors d’une absence présente, sensible), autrement dit : sentiment du "peu de réalité" de la Picardie (2) ;
- rêve ou projet de ce qui pourrait être, d'une réalité qui, demain, pourra être nommé la Picardie
123Irréel du passé, irréel du présent, potentiel : la Picardie se conjugue de toute façon au subjonctif, c'est-à-dire au subjectif, et autant reconnaître qu'elle est imaginaire. Mais, selon la formule d'André Breton, "l'imaginaire est ce qui tend à devenir réel".
123(…)
123Enfin, bref, assez parlé de la Picardie.123
123Si elle n'existe pas, soyons ses inventeurs, et qu’on en finisse. Et si elle existe déjà - ce dont personne ne paraît convaincu - soyons encore ses inventeurs, mais en prenant le mot dans son autre sens : soyons ses re-découvreurs.
123Traquons-la, et trouvons-la, n'importe où elle se cache : dans le passé, le présent ou l'avenir. - L'important, c'est d'en finir avec cette obsession.
123(…)
123Quand la Picardie sera là (et peu importe, au fond, si c’est bien ici !), réalité manifeste, évidente et "incontournable" (3), - enfin nous pourrons nous en désintéresser. L'énigme, résolue, ne nous retiendra plus ; le rêve, matérialisé, ne nous fascinera plus. 

123Inventer la Picardie, c'est nous en délivrer, la dépasser (…).

123Oui, débarrassons-nous de cette Picardie, et nous pourrons nous occuper d'autre chose ! Notre revue propose d'inventer la Picardie pour en finir une bonne fois avec elle.
123Et c'est donc d’une assez étrange façon qu’elle est "régionaliste", cette revue… On nous ferait bien plaisir en en convenant (4) .

123Inventer, donc, c'est créer ou redécouvrir. Et dans ce premier numéro de la revue, ces deux aspects sont assez bien dosés…
123Beaucoup de textes nouveaux, inédits, de Flip-Donald Tyètdégvau, de Martial Lengellé, Riquier Carette, de moi-même… Certains de ces textes, poétiques, très forts, ont frappé tout de suite nos lecteurs, notamment non-picards, ce qui explique pourquoi L'Invention de la Picardie a été suivie en dehors de la région.
123Martial Lengellé apportait vraiment quelque chose de nouveau, et déjà une forme nouvelle, que nous appelions au début le poème-colonne, parce que tous les vers avaient la même longueur, millimétrique, ils étaient donc justifiés à droite comme à gauche et leur suite formait une colonne. Bien plus tard, je les ai appelés des vers justifiés. La justification est une contrainte forte, qui a changé en profondeur la pratique poétique.
123Je vous lis un très beau poème de Martial, paru dans ce numéro 1, et qui s'intitule, justement, Colonne :


Quelle que soit ton innocence
tu ne traverseras pas cristal
ni eau ni diamant (ni opale.)
Ni rivière ni pluie ni anses.
Ni fumant ni neige ni carbone
l'ombre pas plus que l'argent
l'arbre pas plus que le vent.
Ni jour ni la nuit ni l'heure
tu ne traverseras ni le sang.
tu ne traverseras ni la peur.
Ni les feux le soufre l'ozone
ni minéraux ni sel ni saveurs
la glace , moins que la tombe
et l'ombre , moins que la vie
ni marais ni bocage ni plaine
ni monts ni collines ni prés.
Nul amour nulle joie ni peine
aucun âge nulle ride ni corps
absence de soleil , de forêts
de clarté de regards d'amour.
Nulle onde nul désir et voix.
Ni haine ni rancoeur et choix
fautes aucunes , pardon aucun
ni chairs , péché ni plaisirs
innocence aucune , âme aucune
nulle neige ni dégel et froid
et rechute et refonte et crue
tu ne traverseras pas la boue
ne traverseras pas les hontes
ni le dégoût et ni l’humilité
nul charbon bois cendre deuil
ni l’aveuglement , ni la mort

Et en chaque Nuit un tombeau.
Et en chaque tombe , un oubli
fait d'un Corps et d'une peau
et d'une ombre et d'une envie
Et dans l'ombre , une ancolie
et dans le Corps les animaux.
Ainsi soit la Mort , Animaux.
Et dans le vent les ossements
et dans les os, un grincement
qui soit le cric et la poulie
et la voile , et le gréement.
et dans le Ciel une embellie,
et dans le Crâne un firmament
Ainsi soit la Mort , Animaux.

(etc.)


123Et puis, il y a les redécouvertes. Comme Alfred Delegorgue-Cordier, poète abbevillois au carrefour de deux siècles, le 18e et le 19e, épicurien, grand chasseur, auteur de très longs poèmes dont nous avons publié un choix assez étendu. Il évoque le plus souvent les paysages de la Picardie maritime, comme dans La chasse à la baie de Somme pendant l'hiver, dont voici le début :

Ô vous qui bravez tout dès qu'il s'agit de chasses,

Et que le zèle enflamme au sein même des glaces,

Venez chez nous : déjà le souffle boréal
Vient d'enchaîner la Somme en son lit de cristal.
Dans peu de temps ses eaux ne seront plus esclaves,
Le flot tumultueux va briser leurs entraves.
C'est alors que la vague, entraînant les glaçons,
Vomit de tout côté leurs immenses tronçons.
La baie en est couverte, et, quand la mer est basse,
De loin l'œil est frappé de leur énorme masse
Que le flux et reflux, dans leur constant retour,
Font changer, à leur gré, de forme chaque jour.
Quand un soleil brillant sur ce tableau se lève,
Le spectateur admire et semble faire un rêve :
Il croit apercevoir une grande cité
Dont chaque monument montre un toit argenté.
C'est là que le canard et la sarcelle agile
Jusqu'au jour du dégel trouvent leur domicile
(etc.)

123Autre exemple, Théophile Denis, qui inaugure la « petite bibliothèque picarde », présentée ainsi : « La littérature picarde - en picard - existe. Quelques centaines de pages, dans la masse des écrits patoisants, sont tout à fait lisibles.
123"C'est parce qu'à peu près personne ne se doute de cela que nous tenons à ce que figure dans L'Invention une "petite bibliothèque picarde" ; chaque numéro de notre revue présentera un écrivain, avec une quantité de texte suffisante pour que nos lecteurs puissent juger de ce qu’il vaut.
123"Nous avons choisi de commencer par Théophile Denis, un poète douaisien des premières années de ce siècle [le 20ème : n’oublions pas que nous sommes en 1986], poète dont la notoriété n'a jamais été très grande, et qui est tombé depuis dans un oubli complet."
Évidemment, ces auteurs ont exigé des recherches, il fallait trouver par exemple des éléments biographiques. Mais nous devions aussi analyser leur poétique, même sommairement.
123De Théophile Denis, une très jolie pièce, évocation du "boutike", ce magasin de village, de taille exiguë, où on était censé trouver de tout…

AU BOUTIKE

D'min tènp, unn alot au boutike

À-mon d'eunne vèfe (5) aplée Jélike.
In poussaint chèle porte, un foéjot
Bèrloké un diabe ed ghèrlot
Qui m'not otaint d'tapache euque dich.
Ch'magazin n'avot warde d'ète riche (6) :
Il avot dz'odeurs ed court-fièn (7) 
À foère étèrnu.é un thièn ;
Su ch'conptoir ghilot du fromache
Qui voz inpéstot come la rache.
Din l'coin, d-u qu'i n'foéjot point clèr,
Pindot eunne balainche ed blainc-f:èr,
É Jélike, sains qu'i n'uche dë s'fote (8) ,
Peuvot prinde un pod pour unn ote…
Ale vindot du chuke, du café,
Dés caindèles, ed l'ole é du sé.
Dz'éwiles, déz agripins, dél loènne (9) ,
Dés ramons d'bo é d'camamènne (10) …
Jë n'sé pu chou qu'a n'tënot point ;
Ch'étot du chiraje, du viu-oint,
Dés batons d'culisse (11) , dél përzure,
É du pourclou pou ch'inpleumure (12) ;
Dés chanpreules13, dés brouches é dés clos,
Dés louches, dés wassinghes, dés chabots…
I n'mainkot point d'toiles d'arèngnies,
D'minous, d'poussière é d'coses mujies (14),
É j'é vu Jélike bin dés fos
Mouké sin né aveuck sés dots.

123Mais la langue picarde, il ne s'agit pas seulement de la redécouvrir, à travers des textes plus ou moins anciens (nous irons jusqu'à rééditer la séquence de sainte Eulalie, qui date de 881), il faut la réinventer, pour lui donner plus de force, et il nous apparu que si nous la faisions passer par l'épreuve de la traduction, c'est-à-dire de la confrontation avec de grands textes littéraires, difficiles, cela pouvait, si j'ose dire, hâter le processus ! C'est ce qui m'a conduit à traduire pour le premier numéro de L'Invention plusieurs poèmes d'Emily Dickinson, un des plus grands poètes américains du 19ème siècle. Voici comment était présentée cette traduction :

En juillet 83, alors qu'une sorte de ramollissement du cerveau avait réduit mon intelligence à moins que rien, je conçus le projet parfaitement idiot de traduire en picard un certain nombre de pièces [de vers] du grand poète américain Emily Dickinson. Pis, j'exécutai ce projet, en quelques jours ; au prix, il est vrai, d'un travail acharné et malade.

[C'est exprimé avec ironie, mais c’est la vérité même !]

Jean-François Égéa [dans la présentation qu'il fait d’Emily Dickinson quelques lignes plus loin] a oublié de dire une chose, sans doute parce que cette chose, justement, "va sans dire" : la poésie d'Emily Dickinson est intraduisible en picard.
Je me suis efforcé d'aller contre cette impossibilité, le plus loin que j'ai pu.
Le picard qu'on lira ici n’existe pas (n'existe qu'ici). C'est une langue artificielle, qui prend au lexique et aux phonétismes de plusieurs sous-dialectes (15), une langue expérimentale. - Le picard, cantonné depuis des siècles à peu près uniquement dans la patoiserie, est pour la littérature un instrument très limité, personne ne le contestera. Peut-être est-il licite, dès lors, de considérer qu'il a besoin, pour devenir une vraie langue, d'être beaucoup retravaillé, malaxé, étiré, assoupli, et forcé de toutes les manières ?"

123Bien sûr, dans ces lignes, j'en rajoutais dans la provocation. Je ne prenais même pas la précaution de mettre le "vraie" de "vraie langue" en italiques ou entre guillemets ! Mais il fallait bien secouer le peuplier…

123Il est impossible, dans le cadre de cette conférence, de rendre compte de façon un peu détaillée du contenu de ce seul numéro 1, qui représente déjà une masse de texte conséquente.
123L'imaginaire picard est interrogé dans de longues études, par exemple sur la tradition des géants du Nord, ou sur l'importance des paysages de l'Artois dans l'œuvre romanesque de Georges Bernanos, un écrivain dont nous allions reparler plusieurs fois - sans doute parce que c'est un auteur concave, et je vous ai avertis déjà qu'en littérature, le concave nous intéressait plus que le convexe…
123Notre réflexion portait aussi sur l'imaginaire inconscient, les fantasmes de tout un peuple, et je dois signaler encore dans ce n°1 un article dont je suis assez fier, ou plutôt un double article, qui part de l'analyse de deux poèmes scatologiques en picard, l'un d'Emmanuel Bourgeois, El Crote, l'autre de Louis Seurvat, Cha nn’ét ("C'en est").
123Conclusion de ces recherches sur la scatologie… je vous lis simplement le début d'une page finement intitulée La scatologie des hauteurs :

123Les écrivains d'expression picarde sont volontiers scatologiques, et c'est le moins qu'on puisse dire. Debout, assis ou allongé, - à pied, à cheval ou en voiture, - on chie sans discontinuer, dans leurs œuvres. À défaut, on y pisse et on y pète. Il est vrai aussi qu'on y mange et qu'on y boit considérablement : le Picard s’avère "galafe", "balife" comme un Esquimau, et il faut bien  qu'il expulse par un bout ce qu'il a ingurgité par l’autre… En ce sens, il est possible de dire que la littérature picarde est une littérature des extrémités de l'être, - ou tout uniment : une littérature des extrêmes.

123Aujourd'hui, nos contrées sont civilisées. Le catalogue de la CAMIF (16) pénètre dans les hameaux les plus reculés. Et la lecture de ç'catalogue a, semble-t-il, brisé la vocation de plus d'un scatologue. Je veux dire qu'il est à cette heure de bon goût de regretter que nos conteurs et que nos chansonniers aient consacré tant de pages à la selle ; de considérer que la scatologie a été la maladie infantile de notre littérature ; que ça lui a fait un ventre mou ; qu'elle possède un tube digestif à la place d'une colonne vertébrale et que les bons auteurs sont ceux qui n’ont pas donné dans ce penchant dégoûtant.

123Mais la lecture du catalogue de la CAMIF rend stupide, c’est un fait indiscutable, et ces bonnes gens, pédagogues pour la plupart, qui font fi de la fiente, ne sont pas fichus de voir que la défécation, la miction, le vomissement, l'éructation et l'expulsion de gaz intestinaux sont des fonctions spirituelles, autant et plus que physiologiques. Il s'agit en effet de PERDRE DE LA MATIÈRE, - rien moins. Il s'agit de s'alléger, de se dématérialiser, de se SPIRITUALISER… Qui s'accroupit pour faire sa crotte ne se baisse que pour mieux monter, et il faut être vraiment le dernier des crétins pour ne pas voir cela.
123Que la défécation jouxte le spirituel et y introduit, certaines expressions le suggèrent assez : le verbe faire, par exemple, employé absolument, ne signifie-t-il pas aller à la selle ("Tu as fait ?" demande la maman au petit constipé, ou : "Va faire") ? De même, l'endroit où l'on fait ne baigne-t-il pas dans une atmosphère toute mystérieuse et sacrée, puisqu'il est appelé tout simplement les lieux, sans autre précision, ce qui indique assez qu'il s'agit des lieux par excellence ?...
123En conséquence de quoi j'accuse ici publiquement les camifards qu'offusque l'abondance dans notre littérature du matériau fécal d'être les rabougris tenants du matérialisme le plus plat, et de jeter au caniveau, avec la crotte et l'urine du pot, le bébé de l'Esprit pur, le sympathique fœtus de la haute métaphysique.
123(…)

123On trouve dans le n°2, deuxième trimestre 1987, le même mélange de textes anciens et récents, de picard et de français, de provocations éhontées et de naïvetés déconcertantes. 
123Six pages sont consacrées à la poésie spatiale (en picard) de Pierre Garnier, qui ont inauguré, dès la fin des années 60 (Ozieux) l'entrée du picard dans la modernité. Mais plus loin, voici la poésie frénétique de Konrad Schmitt, en français, avec la première moitié de son recueil d'adolescence, La Libidoche. Le personnage du jeune rural maladroit et idiot joué par Konrad Schmitt, obsédé sexuel sévère, est bientôt devenu mythique, ce qui n’a rien d'étonnant puisque Schmitt signifie "le mythe" en picard (mais, croyez-moi ou non, je ne m'en suis avisé que récemment).
123Quelques passages d’un poème intitulé Le scaphandrier libidique :

123J'aime la nuit pour les rencontres qu'elle nous offre, quand les étoiles dans le ciel étoilé semblent des bocaux de formol renfermant des fœtus verdâtres, des hippocampes au regard de pâquerette, des ténias évoquant irrésistiblement les chaînes d'arpenteurs, des yeux de bœufs nageant en agitant leur nerf optique, et des crêtes de coqs turgescentes et vindicatives.

123Une fois, j'ai rencontré aux abords du cimetière, une fille dont le visage de savon mou me fit pleurer illico de désir et de tendresse. Quand je lui parlais, sa voix rappelait la vibration des languettes de cuivre des piles wonder. Ses yeux avaient la couleur jaunâtre de l'urine des grands malades, ceux qui sont au bouillon de poireaux depuis des mois et des années, et dont le pot de chambre résonne plus plaintivement qu'un autre au cours de la miction. Cette fille avait des cheveux noirs luisants et collés et la séborrhée plaquait sur son visage un reflet glaireux et lacrymogène. Sur son front agréablement bombé, de volumineux anthrax, écartant les chairs, exploraient la lumière lunaire avec leurs cornes à l'aspect de germes de pommes de terre. Quand un de ces anthrax n'arrivait pas à percer, elle disposait autour de lui les extrémités de ses deux index et exerçait des pressions de plus en plus violentes jusqu'à ce que la matière blanchâtre et semi-liquide contenue dans la protubérance s'échappât dans un chuintement visqueux et allât rejoindre le sol en un jet long et nourri.

123J'ai revu par la suite cette fille plusieurs fois. Sa bouche, enduite à l'intérieur d'une pâte pestilentielle, cherchait ma bouche tandis qu'elle introduisait dans mon pantalon ce que je crus d'abord être une branche de buis et qui était en fait, je ne tardai pas à m'en apercevoir, sa main à la peau rêche et écailleuse et aux articulations noueuses.
123(…)
123C'est ainsi que je passais auprès de cette fille au visage palmé et à la voix d’astéroïde des nuits inoubliables, jusqu'à ce qu'une nébuleuse sanglante vint s'installer dans ses poumons (en effet, nous n'avions pas pris garde à la fraîcheur nocturne) et que la toupie de la mort tournoyât dans son regard bouleversant.
123Depuis, j'erre à la recherche de son fantôme ou d'une autre créature avec la complicité de laquelle je puisse assouvir mes bas instincts, sous le rhizome sardonique de la lune frigide, à l'heure où les grands bombyx saupoudrent de leur poivre éventé la chevelure humide des amoureux transis.

123Là, on est vraiment dans le fond du fond de la Picardie.

123Le n°3 (fin 87) débute brutalement : 

123Il n'y a pas d’un côté les Parisiens, de l'autre les provinciaux. Ce bluff ne nous impressionne pas. Nous ne nous sentons pas provinciaux, en aucune façon. D'ailleurs, Paris est une province, l'esprit provincial s'y rencontre même plus souvent qu'ailleurs, et on peut à bon droit affirmer aujourd'hui qu'il n’y a pas plus péquenot qu’un Parisien de souche.

123Du reste, toute la France est provinciale : nous sommes les culs-terreux de l'Amérique… Impossible de trouver un seul prognathe analphabète, entre l'Yser et la Bidassoa, qui ne porte sur le dos et sur le ventre le nom de l'une ou l’autre des plus prestigieuses universités d'outre-Atlantique !

123Est provincial qui le veut bien, et ça n'est pas notre cas.
123Ainsi, quand nous disions en substance : nous voulons faire apparaître une nouvelle "province" littéraire, et l'appeler LA PICARDIE, certes, il ne fallait pas comprendre "province" dans ce sens-là… D'évidence il s'agissait de créer, d'inventer un lieu qui fût de l'espèce du Valois de Nerval, de la Sologne d’Alain-Fournier, ou du Dublin de Joyce - et pourquoi pas du Paris des surréalistes !
123(…)
123Nous avons gagné notre pari : cette Picardie que nous vous promettions, nous l'avons trouvée et nous vous y avons conduits. Et - vous le voyez bien - ça n’est pas une "province" qui a surgi sur l'horizon, mais un véritable continent
123Voilà pour ceux qui voulaient voir du pays. - D'autres nous ont suivis surtout parce qu'ils voulaient lire de la poésie, et que nous nous prétendions en mesure de leur en offrir, de la vraie et de l'authentique, de la neuve et de l'inouïe, de la forte et de la brutale. - Ont-ils été déçus ? Certes non, et beaucoup ont tenu à nous le dire.

123Après quoi, la rédaction demande au lecteur de ne pas oublier de se réabonner, parce que le déficit, pour les trois premiers numéros, "dépasse les 20 000 francs". Oui, tout de même…
123À partir du n°4 (juin 88), le ton sera un peu moins agressif : les points ont été mis sur les i, on peut passer à autre chose. Ce n°4 est très riche poétiquement, avec tout particulièrement une inénarrable épopée en picard, l'Istoére d’Hervey Sussex, ed Glenn More é-pi d’coére quik’z œtes. Je vous lis la présentation de ce texte : "Le massacre du Pouillet reste dans les mémoires comme l'un des épisodes les plus dramatiques de la "guerre des granges", qui opposa, de juillet 1972 à octobre 1975, d'un côté les groupes séparatistes rassemblés sous la bannière du TIPI (Tàrtous' Insanne pou l'Picardie Indé-pindainte), de l'autre la gendarmerie et l'armée françaises, que secondaient avec grand zèle les milices de l'UPN (Union des Patriotes du Nord).
123Ce massacre eut lieu le 26 septembre 1973. Un groupe de séparatistes de tendance durrutiste fut surpris en plein banquet par un commando unioniste dans la localité du Pouillet (Nord-Ponthieu), et presque complètement anéanti."
123L'auteur de l’Istoére d’Hervey Sussex est censé être Robert Queval, "principal chef militaire des durrutistes picards", réfugié dans un village du Schleswig-Holstein. En réalité, c’est Konrad Schmitt.
123L'Invention, dans ce même n°4, s'associe au combat pour le passage du TGV à Amiens, combat qui fera une victime, rappelons-le, Lucien Barbier. La revue a pris contact avec l'Association TGV Amiens Picardie-Normandie et, "avec son aimable autorisation", reprend son principal tract et le commente longuement :

123Ce tract dit clairement, efficacement, ce qu'il y a à dire. Toutefois, à notre sens, il n'examine pas suffisamment l'un des aspects essentiels du problème : si le tracé choisi par l'état français est retenu, l'axe Amiens-Arras-Lille est brisé. Or, cet axe constitue la colonne vertébrale de la Picardie réelle, ethno-linguistique, laquelle, comme vous le savez, rassemble nos deux régions. - Il faut bien comprendre cela : si ce tracé prévaut, la Picardie réelle se scinde définitivement, irrémédiablement.

123(Ce qui suit va vous rappeler quelque chose, je crois (17).)

123Posons la question : est-ce qu’on n’essaie pas, avec cette affaire scandaleuse, de dresser l’un contre l'autre les deux versants de notre pays ? Comment, en effet, les Amiénois, les Sud-Picards (18), pourront-ils oublier que, dans ce combat où se joue leur avenir, le Nord-Pas-de-Calais ne les a pas soutenus ?
123Car, il faut le dire, jusqu'à présent Lille n'a rien fait, rien dit en faveur d'Amiens. Indifférence stupide, égoïsme à courte vue ! Le Nord ne voit même pas l'enjeu réel. Il n'a toujours pas compris que l'idée picarde est fondamentale pour lui, pour son avenir. Hyper-urbanisé, surpeuplé, étranglé par son exiguïté, le Nord a besoin de l'espace sud-picard, de ses campagnes et de ses forêts. - Tout comme la Picardie du sud, région trop peu peuplée, et trop disparate aussi, a besoin du contrepoids du Nord pour résister à l'énorme attraction de Paris…"

123Numéro 5, décembre 1988, courrier des lecteurs :
123Michèle Joannoteguy, de Loon-Plage : "J'ai bien vu tout de suite que L’Invention dépassait complètement le régionalisme, et que c'était une grande revue, avec de grands textes, une originalité assez stupéfiante et une cohérence difficile à saisir, mais qu’on sent (…).
123J'ai eu quelque peine à entrer dans votre monde, au début, d'autant plus que je ne suis pas de la région. Et les textes que vous publiez, s'ils se lisent, ce qui est déjà beaucoup, s'ils nous tiennent en haleine et quelquefois nous bouleversent, ne sont quand même pas d'un abord si aisé. (…)
123L'Invention me fait penser à un labyrinthe : c'est plein de détours et de recoins, plein de fausses pistes, de chausse-trappes, mais avec des voies royales aussi, des esplanades, des chemins de ronde (…). J'ai retrouvé le plaisir de lire de mes quinze ou seize ans, la joie des surprises, des découvertes, les pressentiments, les frémissements, et cette impression, en tournant chaque page : que le grand secret va m'être révélé !"
123Courrier des lecteurs encore, Yves-Jean Clercq, d'Armentières : "Un ami m'a prêté votre revue en me prévenant qu'elle était géniale. Le moins que l'on puisse dire, c'est que je ne partage pas cet avis. Où est le génie là-dedans et où est ne serait-ce que la poésie ? Sous prétexte d'humour, vous écrivez n'importe quoi. Sous couvert de l'impuissance d'écrire vous présentez comme des chefs-d'œuvre incontournables des résidus bavés dans le pire charabia. Avec une joie maligne, vous salissez tout ce qui vous tombe sous la main. Je me demande par exemple ce que les véliplanchistes et les pédagogues vous ont fait (19) ?
123(…)
123Vous salissez aussi le Nord-Pas-de-Calais, qui n'en a certes pas besoin, avec votre scatologie que vous voulez nous faire passer pour de la haute métaphysique !
123(…)
123Vous attaquez la modernité parce que vous êtes foncièrement des hommes du passé. Mais ce qui est bien pire (…) c'est que vous êtes profondément méchants (sans doute parce que frustrés).
123Je tenais à vous le dire, mais vous ne tiendrez sans doute pas à le publier !"

123N°6 et dernier, fin 89. L'Invention continue de publier des grands poètes du passé, comme Hector Crinon en picard du Vermandois et René Ghil en français, Ghil, celui qui se réclamait à la fois de Zola et de Mallarmé, géant méconnu que je rêvais de rééditer depuis bien longtemps… et de grands poètes contemporains comme Lucien Suel. J'ai commandé à Lucien une grande ode à Augustin Lesage, mineur de fond, spirite, artiste "brut", qu'i étot d’sin coin… Et c'est dans ce numéro 6 que paraît l'extraordinaire Mastaba d’Augustin Lesage, qui commence ainsi :


Façonneur d’images
SALUT À TOI

Pylône Katabatique
SALUT À TOI
Sage de Ptah-Hotep
SALUT À TOI
Sagesse du Salarié
SALUT À TOI
Le Sage et le Béat
SALUT À TOI
Auguste Inlassable
SALUT À TOI
Médium du Maccabée
SALUT À TOI
Galibot Débonnaire
SALUT À TOI
Frère des Spirites
SALUT À TOI
Prolétaire Inspiré
SALUT À TOI
Ami de la Symétrie
SALUT À TOI
Énigmatique Mineur
SALUT À TOI
Chaman en Picardie
SALUT À TOI
Médecin du Papyrus
SALUT À TOI
Voyageur Humaniste
SALUT À TOI
Barbu Cosmogonique
SALUT ÀTOI
Artiste des Corons
SALUT À TOI


123C'est dans ce numéro aussi qu'Alix Tassememouille démontre que la séquence de sainte Eulalie, connue pour "le plus ancien monument littéraire du français", 881, est en réalité le plus ancien monument littéraire du picard, et que la littérature picarde a donc passé les mille ans. - C'est dans ce numéro que Jean-François Égéa évoque avec ferveur sainte Colette de Corbie :
Seigneur, mon ventre colle à la terre
J'arrête là ! Je n'ai fait qu'effleurer mon sujet. J'espère vous avoir donné quand même une petite idée de ce qu'était L'Invincion del Picardie

Ivar Ch'vavar

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Notes :
1. C'était encore vrai en 1984. Ça ne l'est plus aujourd'hui.
2. Allusion à un texte d'André Breton.
3. Le mot commençait à être insupportablement à la mode, c'est pourquoi il est manipulé ici avec les pincettes ironiques des guillemets. 
4. J'étais très "radical" à l'époque, je venais du surréalisme et j'avais fait miennes les thèses situationnistes. Il ne pouvait être question de me laisser coller sur les fesses l'étiquette "Régionaliste". Lengellé la refusait aussi avec horreur, pour des raisons différentes.
5. Veuve.
6. Se gardait bien de paraître riche.
7. Peut-être une forme concentrée de fumier (fièn) ?
8. Sans que ce soit de sa faute.
9. Des aiguilles, des agrafes, de la laine.
10. Des balais de bois et de cameline.
11. De réglisse.
12. De la poudre de clou (de girofle ?) pour la tarte.
13. Robinets de bois, pour les tonneaux.
14. De choses moisies.
15. Ce terme n'a ici rien de dépréciatif. Il désigne un sous-ensemble d'un dialecte donné…
16. "Coopérative" d'achats des enseignants.
17. La création toute récente des « Hauts-de-France », regroupement des deux régions, certes, mais déséquilibré : la Picardie et sa capitale Amiens sont marginalisées au profit (au moins apparent) de la métropole lilloise. Lille, à ce moment, sous la direction de Martine Aubry, ne se prive pas d'humilier la Picardie, faiblement défendue par des élus de longue date habitués à présenter le fion.
18. Par "Sud-Picards" nous entendions les habitants de la Picardie-région, les Nord-Picards étant ceux du Nord, du Pas-de-Calais et de la partie picardo-phone du Hainaut belge.
19. Il a pu arriver dans les numéros précédents que nous nous en prenions à l'image des véliplanchistes, et plus sérieusement aux pédagogues, qui ont détruit l'enseignement en France en vingt ou trente ans, comme il était aisé de le prévoir dès les années 1970.


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Ivar Ch'vavar (1951)
construit depuis la fin de siècle une oeuvre difficile à circonscrire, d'une puissance d'invention formelle aussi irradiante que son dialogue intense avec ses pairs à travers les siècles et les langues (d'Emily Dickinson à Christophe Tarkos, de l'épopée médiévale à la poésie concrète, des Beats aux Bruts, de Georges Bernanos à Bernard Noel)... On peut en effleurer une genèse possible, partielle, à travers cette conférence sur sa première revue, L'invention de la Picardie, "incarnation" inaugurale d'une Grande Picardie Mentale - son Hacienda - sans laquelle n'existeraient pas, est-il nécessaire de le rappeler, l'ouvrage collectif crucial Cadavre Grand m'a raconté (Lurlure, 3ème édition monstrueusement augmentée, 2015) et cette autre revue acharnée au tapage le plus rigoureux (perdurante avec ses tensions théoriques et ses poétiques en ébullition) : Le Jardin Ouvrier (1995-2003. Réédition Flammarion, 2008).
Plusieurs excellents ouvrages permettent déjà de cerner sa bibliographie éparse et conséquente, de mesurer l'ampleur d'une oeuvre qui impressionne (dans tous les sens) :
Pierre Vinclair Le chamane et les phénomènes (Lurlure, 2017),
Charles-Mézence Briseul Ivar Ch'vavar (Editions des Vanneaux, 2017)
Plein Chant 78-79 Un Horrible Travailleur célébré par ses amis et complices (Plein chant, 2004) dont nous reprenons ici la présentation :
"Horrible travailleur", selon la vision rimbaldienne, Ivar Ch'Vavar (né en 1951), animateur de revues, d'éditions, de rencontres, est un rassembleur tout à la fois provocateur forcené, un brin farceur, canulardier et mythomane, un brin écorché ; rhétoricien insolite, écrivain et homme de culture multiple à travers plus de cent pseudonymes (...), animateur plus qu'exigeant de toutes sortes de publications, défenseur et rénovateur acharné de la langue picarde sur laquelle ses travaux sont multiples, - et par-dessus tout, n'ayons pas peur du mot, poète, poète véritable, sincère, scrupuleux autant qu'inspiré en un temps où le paysage poétique, quoique grouillant de monde, peut nous sembler quelque peu désertique… Devant tant d'énergie dépensée à l'insu du plus grand nombre, il pourrait apparaître comme un oublié du Parnasse. La chaîne amicale de ses complices vient nous démontrer ici, par un copieux dossier, le contraire."






Pour le reste,
et hop !