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Philippe Boutibonnes "Le beau monde"

Philippe Boutibonnes
Le beau monde
(Nous, 2010)

Disponible dans (toutes) les (bonnes) librairies... et sur le site de l'éditeur ici


Extrait :

1. Les mots sont muets. Pas les paroles qu'on s'adresse. Prononcée, une onomatopée "imite le son naturel de la chose qu'elle signifie" (Dumarçais, 1797). En cirant, l'aye-aye articule les deux syllabes de son nom et se laisse aller à l'expression lassée qui le résume. L'aye-aye se nomme soi-même en vocalecte lémurien; son nom dit : je; il désigne un sujet qui, sans parler, se dit : c'est dire ce qu'il endure. Ce que faisant, la queue longue et lente du primate nocturne pend d'une branche comme une gousse ou un soupir. Son couinement à peine audible est sa voix de disparition. Chez nous coin-coin s'affirme moins universel. Souvent le nom des bêtes parle en leur nom : on appelle chat un chat.

2. Les mots se taisent. La langue qu'on mouille et qui se meut, se tait quand il faut : elle parle la Langue quand il faut. L'homme parle et prie; il se tait : l'animal pas, qui crie, ronchonne, aboie et jacule. Par réflexe d'identification, discours et prières s'opposent puis remplacent le concert des voix zoophoniques.

3. "Sans paradoxe, ont vu le jour les choses que voici : pour elles, les hommes ont fixé des noms qui, séparément, les désignent, à chacun le sien." (Parménide). Les noms n'appartiennent pas au monde des corps. Un nom prononcé ou évoqué et l'objet ou le coprs advient dans la pensée. Le corps hélé peut être là - une idée du corps. Mais là où il est, il ne souffre ni ne fatigue. Imaginez le corps. Imagidée que le corps soit là.

4. L'homme né dans les eaux et le sang, vagit : il naît nu. Nu, l'homme né laid pas plus ver ni moins qu'un rat pelé. Né innomé, il existe, animal comme pas deux. En outre, apeuré, il crie. Ce cri anticipe le deuil de la parole et du silence qui s'ensuit. Plus tard, il parlera les mots et les mots seront ses aveux de complice, de coupable ou de meurtrier. Il recevra un nom. Durable nom qu'il portera ad vitam comme un faix. Le nom l'étrangle. Sur le cou, le lacet serré creuse un sillon de sang. L'histoire que véhicule le nom est cette saignée indélébile. Le nom nie l'homme : l'homme est son nom.

5. Après la culture dans le monde d'en bas, après la nudité vécue, le don du nom est indiscutable. L'homme est nommé, jamais vaguement nommé. Mais celui qui n'est plus Quelqu'un, celui qui a perdu son nom et qui retrourne à l'nonymat est exclu du discours. Il est condamné. Il entre dans l'histoire. "Mon nom est Personne" dit Odysseus à Polyphème. "Je te mangerai le dernier, ami Personne" répond le cyclope.

6. Solange est son prénom honni. Elle voudrait s'appeler Claire, comme sa soeur honnie.

7. Les noms ne nous manquent pas. Il nous faut néanmoins des noms. Les voici : la truie Confuse en est un. Madame Suzy que le rat entend chialer dans la rectitude grammaticale, un autre. Fricherichet est celui de l'épicier du coin. Avec son fils - et leur phymosis aux deux - ils ne taquinent plus les gargouilles. Ils vont au goujon, l'été. Ils finiront imprépucés. En quatre, un nome de Nouvelle-Zemble, d'Ioujnyi précisément : Iléa Donachie; en clair, Dodine. En chair, c'est une pauvre fille singulièrement coupée en biais, plus oblique et proéminente que la plupart de ses congénères. Plutôt élancée, ellea grandi sansmiroir. Elle lèche tout ce qui sort tiède, y met le doigt a^près la langue. Elle saute sur place dans se sbottes. Sa jupe brève bat. Son bas vissé sous la rotule est visé par des sourires malpropres. Elle s'en bat l'oeil mouillé par l'effort.

8. Tous et le sapiens debout, l'erectus ânonnent, énoncent, discourent, vocifèrent et se disputent la même parole sans fin ni fond, disent les mêmes mot, la même mort - rien qu'une et une fois pour toute. La même peur : le pou, le porc, l'homme et le rat sont sujets de la peur avant de l'être de la mort.

9. L'homme brusque effraie le bouc, le cerf, le coq et l'infâme gnou. Il apostrophe et dénonce ceux de l'autre espèce ou de l'autre race. Il sait que tous et toutes, de toutes origines, parleront en secret une langue unique. Tous seront morts. Tous apprennent de leur vivant et dans l'effroi la langue que, morts, ils tairont aux vivants : la Langue des morts.

10. Elles sont là, les bêtes, indistinguées dans leurs peurs vives et les mots infligés. Toutes dans leur espèce et dans leur nom jusqu'au trépas. Toutes là, derrière les grilles, les murets et les clôtures; derrière leur peau et leurs paupières. L'homme, devant, les regarde avec envie ou commisération. L'homme et les bêtes sont tous faits comme des rats.

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Un très bel article de Bruno Fern a été publié ici sur ce livre du (rare et) discret Philippe Boutibonnes, artiste, écrivain et (ancien) microbiologiste (tout ça à la fois), proche du groupe TXT dont il fut longtemps membre. Tombe Noire (Esac de Caen2002), une importante anthologie de ses textes (critiques, théoriques et littéraires) souvent disséminés et très difficiles à trouver, permet d'accéder aux questionnements qui l'animent depuis 1974 (mais non aux réponses...). Le numéro 6 de la revue Fusées (Carte Blanche, 2002) contient un dossier sur son travail de peintre avec les contributions de Michel Butor, Jean-Luc Steinmetz, Jean-Pierre Verheggen, Eric Clémens, Daniel Dezeuze, Henry-Claude Cousseau et Christian Prigent, qui lui a par ailleurs consacré un long texte dans son livre Rien qui porte un nom (Cadex, 1996) et qui reste le plus abouti concernant son oeuvre. Depuis 2007, la librairie galerie L'Ollave a également publié plusieurs livres de Philippe Boutibonnes qui sont toujours disponibles ici. Enfin il faut chercher (mériter...) Philippe Boutibonnes.