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Yitskhok Katzenelson "Le Chant du peuple juif assassiné"

Yitskhok Katzenelson
Le Chant du peuple juif assassiné
(Zulma, 2007)

Disponible dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Extrait :

XII Rue Mila

Il est une rue à Varsovie, la rue Mila... Ô arrachez-vous le coeur de la poitrine,
Et à la place du coeur mettez une pierre, arrachez vos yeux mouillés de pleurs
Et posez sur vos orbites des tessons de verre, comme si vous n'aviez rien vu ni rien su,
Bouchez vos oreilles, faites vous sourds - je vais vous conter la rue Mila !

Il est une rue à Varsovie, la rue Mila... Qui pleure ainsi tout bas ? Pas moi, non,
Je ne pleure pas ! La rue Mila dépasse toutes les larmes, aucun Juif ne pleure.
Les Goyim, s'ils avaient vu cela, auraient tous éclaté en pleurs, en amers sanglots,
Mais ce jour-là, le jour de la rue Mila, pas un goy n'était dans le ghetto.

Des juifs seulement, et des Allemands... Des Juifs, des Juifs, des Juifs, et plus encore :
Trois cent cinquante mille Juifs de la seule Varsovie ont déjà été massacrés,
Les vieux fusillés au cimetière, tous les autres transportés hors de la ville
Vers les Treblinka - et la rue Mila est pleine, bondée comme les wagons, ô stupeur !

D'où sortent-ils ? On les a pourtant déjà tous tués ! Tous fusillés et gazés !
Ce sont ceux des ateliers, du bloc de Nowolipie et de bloc de Lesz -
Les juifs dotés d'un numéro de travail, ô Juifs fortunés ! Juifs comblés par la chance,
Qui ont pu se caser dans un atelier, le dernier lot, les restes ! Oui, les restes...

Juifs de ces ateliers, Juifs de la rue Gensia, de plus loin, Juifs de la communauté,
Avec leur plaque de fer sur la poitrine et le balai à la main, nettoyant les rues vides,
Juifs des équipes de travail sortant en rang du ghetto chaque matin en chantant,
Juifs tirés de leurs caches... Il y a encore des Juifs à Varsovie ! Je n'en avais pas idée...

Ah ! Mieux eût valu pour eux n'être pas là, n'être même jamais nés sur cette terre !
Et tant qu'à être venu au monde - mieux eût valu qu'on leur eût réglé leur sort avant,
Plutôt que vivre ce jour de la rue Mila... Il est une rue à Varsovie, écoutez tous, écoutez :
Encore heureux qu'il n'y ait pas de Dieu... sans lui le monde est odieux, si odieux !

Mais s'il était un Dieu, ce serait pire encore ! Dieu et la rue Mila... Belle union sacrée !
Ô sortez vos enfants cachés dans les valises, balancez-les, écrasez-les contre les murs !
Allumez de grands feux pour vous y jeter, tordez-vous lesmains, arrachez-vous les cheveux !
Il est un Dieu ! Quelle injustice ! ... Quelle raillerie ! ... Quelle infamie !

dès le matin, à l'aube, avant même que ne se lève ce jour de colère, ce jour de terreur,
On savait dans les cahces, dans les caves et les greniers et partout, ici comme là :
"Tous les juifs doivent avant dix heures, dernier délai, se présetner rue Mila.
On ne peut emporter que des bagages à main... Qui reste chez soi sera exécuté sur l'heure!"

Dès le matin, de tous les coins s'est mise en marche une foule immense, puissante,
Ceux remontés de la cave, ceux descendus du grenier, on repère sans peine
Où chacun s'était terré... Même les malades tirés du lit, regarde, ils sont guéris !
Mais garde-toi de les aider à marcher, de les soutenir, de relever celui qui tombe !

On va rue Mila. Nous tous, nous allons rue Mila, et dans une heure il n'y aura plus ici
Un seul Juif en vie, comme sur Dzelnia ou sur Pawia - il est déjà neuf heures !
Dans une heure d'ici, Varsovie sera pareille à toutes les grandes villes juives
Et bourgades de Pologne, de Lituanie, de tous les pays que les Allemands ont envahis.

Une heure plus tard, le soleil s'est éteint sur Varsovie et avec nous s'en est allé
Rue Mila, avec les plus de cent mille Juifs encore survivans massés rue Mila.
Non, pas le soleil ! Une épouvante tombée des cieux nous accompagne, cruelle,
Et sur chacun des cent mille visages se reflète son ombre blême...

Une épouvante, la rue en est pleine, la rue Mila pleine de Juifs, elle plane dans les airs !
Et nous aussi ! Nous tous ici, nous n'appartenons plus à la terre, elle se retire sous nos pieds...
je vois des visages amis et j'ai oublié leur nom, oublié comment on les appelle,
Eux tous, comme morts, Qui est celui-ci ? et celui-là ? et cette femme à l'enfant, qui est-elle ?

Je me suis glissé dans une maison, couché à terre avec mon fils toute une longue journée
Et une courte nuit. Levés à l'aube, nous avons pris rang parmi ceux de mon atelier,
Cinq par rang, pour la sélection, sur le plateau de la balance, la balance allemande,
Pour être tués maintenant ou plus tard... Devant eux je suis passé, la tête haut levée.

J'ai regardé, et j'ai vu... Du maigre dos d'un homme on a arraché un sac,
Et le sac s'est mis à pleurer... Un enfant ! ... Un enfant Juif ! Le gendarme vocifère,
Cherche le père... Hurle à l'enfant : "lequel est ton père ?" Le gamin regarde son père,
L'oeil fixe, regarde et ne pleure pas... Il regarde son père et ne le reconnait pas !

Oh, ce gamin ! L'Allemand sort du rang un autre juif, un "innocent" : "Toi!"
Et les aligne tous deux avec les milliers promis à la mort - sinistre farce !
J'ai vu... Oh ! laissez-moi, ne demandez rien, ne demandez ni où, ni comment, ni quoi !
Je vous ai adjuré : ne cherchez pas à savoir, ni à entendre ce qui s'est passé rue Mila.

24-25-26 décembre 1943.


***


Après avoir participé à l'insurrection du Ghetto de Varsovie, assisté impuissant à la déportation de sa femme et de ses deux filles, le poète Yitskhok Katzenelson (poète Biélorusse né en 1886) est interné au Camp de Vittel en 1943 où il écrit en Yiddish ce chef-d'oeuvre Le Chant du Peuple juif assassiné (six manuscrits y ont été enterrés dont un a pu sortir, dissimulé dans une poignée de valise en juillet 1944). En avril 1944, il est déporté avec son fils Zvi à Auschwitz (Convoi 72) où ils sont Gazés dès leur arrivée.

Dans la maison avec Cécile Richard

Cécile Richard 

est dans la maison avec des poèmes visuels ...


... avec des textes ...

SAUTER SI SI

on peut sauter si haut
si haut si si
on peut sauter sur les tabourets
les tabourets les fesses dessus sautent
les fesses sautent dans les slips 
dans les slips sur les tabourets
un tabouret c'est gai
un slip c'est sautant
un tabouret ça saute si si
un slip au-dessus hop ça saute
si on met les mains dessous hop
ça saute ça saute
on peut aussi sauter les poubelles
dans un sac puis la poubelle
les poubelles c'est haut 
si haut si si
ça saute haut une poubelle
saut dans le sac hop
un sac c'est sautant
les poubelles roulent et sautent 
avec les bras qui portent et sautent
ça saute bien une poubelle 
une poubelle vide ça saute haut
une poubelle pleine ça saute aux yeux
c'est gai une poubelle si on veut
ça saute si haut avec les bras dessous
on peut aussi sauter un rosier
hop dans un seau sur un rosier
un rosier grimpant si si on peut
c'est simple et gai un rosier qui grimpe
un seau grimpant c'est sautant
ça valdingue un seau et hop
ça fait haut à sauter un rosier grimpant
un rosier ça se saute avec allégresse
avec les fesses au-dessus
au-dessus du seau c'est haut
et hop
bien au-dessus c'est un beau saut
un haut saut si si
le saut du rosier grimpant
c'est gai c'est haut c’est tonique
on peut sauter sur un immeuble
un immeuble c'est haut
c'est haut si si
on saute dans le camion et hop
sur l'immeuble haut
un camion ça se saute avec souplesse
on pousse avec les mains et hop
c'est souple un camion
ça rebondit un camion
ça rebondit sur un immeuble
un immeuble haut
si si sous le camion
au dessus d’un camion bondissant
c’est gai un immeuble
c'est si gai un immeuble
à sauter depuis un camion
et hop
c'est tonique un camion qui saute un immeuble
et hop
(inédit)

... avec des dessins aussi ...





... Cécile Richard est dans la maison avec un texte encore ...

LE MOT FAIRE

le mot faire est un fameux mot
faire est à fomenter
faire est un fameux mot
comme le mot foutre
foutre est un fameux mot
faire et foutre sont deux fameux mots
les deux fameux mots sont associés
ça donne
se faire foutre
se foutre faire ça ne marche pas
faire du foutre ça marche
ça se fait tout seul
faire est donc un fameux mot
comme le mot faible
faible est un fameux mot
les deux fameux mots associés
c'est pas courant
faire le faible c'est rare
faible faire ça ne se fait pas
faire est un fameux mot
comme le mot fainéant
fainéant est un fameux mot
les deux fameux mots faire et fainéant 
s'associent rarement
faire son fainéant ça passe
c'est à dire ne rien faire
faire est un fameux mot
comme le mot facile
facile et faire les deux fameux mots
s'associent facilement
on dit facile à faire
faire est un fameux mot
comme le mot fesse
on ne peut pas associer faire et fesse
les deux fameux mots
faire la fesse ça ne se fait pas
faire est un fameux mot
comme le mot face
faire et face associés
c'est deux fameux mots
auxquels il faut faire face
faire est un fameux mot
comme le mot fi
fi et faire les deux fameux mots
faux frère
fi sans frère c'est pas fi
faire fi c'est pas fameux
faire est un fameux mot
comme le mot fou
les deux fameux mots
parfois foufous sont frères
faire le fou c'est fou et ce n'est pas faire fi
faire feu c'est fou et c'est fameux
le fameux mot feu et le fameux mot fou
ne font pas fi
le fameux faux frère est foufou 
il fait fi mais n'est pas fourbe
il fait son fou son foufou le fameux
ah le filou pas la fiote
il fait feu sur le mot faire et ffff
le mot faire est tout à refaire
(inédit)

... et rebelote, un poème visuel ...


... On peut entendre Cécile Richard performer ici (avec Edith Azam) ...
et aussi souvent seule ou avec l'armée noire !

... Cécile Richard, je crache le morceau, c'est elle :


Le poème visuel ma maison a été publié dans Ouste numéro 22 (féroce marquise, 2014)

Cécile Richard est parfois partout dans la maison, mais surtout ici et ...

Tract : Hypogée 2

Hypogée
Numéro 2
(Fron révolucioner d'akcion poétiq, 2014)

Rebue-tract disponible par correspondance contre bons soins auprès du FRAP




Existe en 128 exemplaires. Battez-vous !

Pierre Le Pillouër "Sabots Les Abats"

Pierre Le Pillouër
Sabots Les Abats
(Muro Torto, 1983)

Reproduction intégrale de la plaquette publiée par Muro Torto.














***

1986 : Pierre Le Pillouër (assis de profil) avec les autres membres de TXT.
Photographie : Marie-Hélène Dhénin.

On apprendra tout ce qu'il y a à savoir sur le poète carnologue Pierre Le Pillouër ici. Il a créé et dirige depuis 2001 le site de Poésie Sitaudis, fait de découvertes, de partis-pris, de conflits et d'énervements (mais on préfère encore ça à rien ou à une ennuyeuse et excessive neutralité, en un temps de manque...) ainsi que la Collection Sitaudis depuis 2012.

Pierre Lucerné est ici


Enfin revient d'entre les morts, les crasseux, les oubliés, les magnifiques, les incurables, les tendres, les difficiles, les acharnés, les discrets, les pauvres, les intransigeants, les vandales, les glorieux... d'entre tous les marginaux briller et nous hanter un peu plus encore...


***

Blog consacré à Pierre Lucerné (réalisé par Marie Charoy et Vassy Malatra)
Pierre Lucerné Artista Povero

Deux vidéos sur Pierre Lucerné (réalisées par Daniel Blanvillain)
Calligraphies

Exposition consacrée à Pierre Lucerné
Galerie Primo Piano

***

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à SUiVRE...

Eugène Savitzkaya "Capolican"

Eugène Savitzkaya
Capolican
(Meet, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Extrait :

  Cet enfant agit comme les petits de l'ourse: il lèche sa mère au lieu de l'embrasser. Depuis qu'il fait ça, il ne pleure plus. Mais ses yeux sont moins clairs, car un enfant doit pleurer. Alors ses larmes s'assemblent comme un petit lac entre les os de son crâne. Et cette eau très doucement salée clapote entre les parois, puis se fige en une fine gelée que l'on peut appeler mercure. Le mercure afflue dans les vaisseaux superficiels qu'il saccage. Il se concentre dans la rate. L'enfant devient dur et lourd comme certains matériaux qui ne flottent pas. Il s'avère acariâtre. Sa mère ne le satisfait plus et il tente de la réduire au silence. Entre la mère et l'enfant commence une guerre longue et douloureuse.

  Pendant qu'ils combattent, les fleurs et les feuilles tombent sur l'herbe qui est brûlée, le vent déterre les racines et les fondations.

  Immédiatement, l'enfant que l'on peut appeler Capolican quitte l'enclos et s'installe dans la deuxième enceinte, un terrain désertique composé de tourbe. Il prend goût à allumer des feux qu'il ne surveille pas et qui se propagent sous l'herbe à la vitesse des limaçons.
  Dans la longue-vue qu'elle s'est procurée, la mère appelée Peau voit les fumées fines et nombreuses, Capolican accroupi près d'un coq, au milieu des dangers, devenu énorme. C'estalors qu'elle commet sa première faute. Prétextant le péril encouru par l'enfant, elle veut le reprendre, l'arracher à son territoire incendié. Elle envoie l'Oncle porteur d'un filet pour dérober l'agneau, de cisailles, d'un couperet pour le coq, casqué, lourdement vêtu. Mais celui-ci est rapidement immobilisé, englué, un toit pointu de fiente sur la tête et voici que des flèches, des billes, des pierres tombent sur la mère, sur sa maison et son dos. Pour se protéger des projectiles elle se couvre d'une épaisse couche de boue prélevée dans le jardin, puis s'enferme dans uen armure d'osier. Elle continue cependant à exposer son visage pour que son enfant ne l'oublie jamais.

  Le coq chanteur est le conseiller de Capolican. C'est un être au long cou, grand hurleur, dur et aigre comme l'enfant dont il est devenu le guide, le chercheur de vers. Il vit dans une boîte qu'il a fabriqué lui-même. Il vit dans une maison de bois. C'est lui le marabout mité. C'est lui le bûcheron. C'est lui le pic. Et aussi la pointe de l'aiguille, et le noeud enserrant la tête du pire enfant.

  Capolican ne joue pas avec le coq. Ils travaillent ensemble. Ils ont déjà construit une grand epartie du laboratoire. La coupole en est visible, parfaitement courbe, lisse, sans la moindre prise pour les grimpeurs ni même pour les oiseaux fienteurs.
  L'oncle a pourri depuis longtemps. Son tas s'est affaissé. Dans cette masse de détritus, pas un oeil ne brille. Puis cela se solidifie et une croûte apparaît que le vent astique. Devenu monticule, l'oncle reluit un peu et semble capter le soleil couchant. Mais sa voix a disparu, cette voix qui grondait, appelant ordures les fuits les plus beaux et crasses, les feuilles et les pétales. Régulièrement on le couvre de glu et les corneilles qui se posent sur lui finissent en bon bouillon dans une grosse marmite, leurs os servant de clous.
  Capolican mange à sa faim : un enfant d'une telle constitution ne manquera jamais de rien.

...

***


On doit absolument tout lire d' Eugène Savitzkaya et s'aider si besoin du bel entretien avec Frank Smith publié sur le site de Georges Steiner, reproduit ci-dessous.

***

Frank Smith - Votre travail d'écrivain consiste notamment à construire une langue pour rompre avec l'"acidité de la réalité". Qu’est-ce qui prévaut à l’écriture d’un livre ? Une intuition ? Une voix intérieure ? Un agencement/énoncé de mots ?
Eugène Savitzkaya - La plupart du temps, un livre naît de la vie que je mène, des activités diverses qui occupent mes journées, d’une sorte de tamisage du quotidien, chaque geste ordinaire étant accompli dans un véritable rituel d’où tout automatisme est banni. Une phrase ou des phrases émanent de cette vie. Ce sont souvent des phrases scandées, car je prononce dans ma tête ce que je vais écrire. Elles sont l’écume, abondante ou maigre, de mon existence parmi mes semblables.
Vous distribuez des textes tirés dans des actes de paroles hétérogènes : on compte parmi vos œuvres des poèmes surréalistes, des romans sans intrigue, des poèmes à voix, des nouvelles, des chroniques, la biographie d’une star du rock, etc. Écrivain "sans référence", votre langue prolifère, confine à l’indiscernabilité ? Vagabond-poète, ça vous va ?
Je n’ai fait que ça depuis mes 17 ans, vagabonder. Jeune, au lieu de travailler, j’ai pêché à la ligne avec des retraités, j’ai fait l’école buissonnière, j’ai passé mon temps à jardiner au lieu de poursuivre des études et avoir une activité salariée. Je ne suis entré en fonction qu’à 53 ans afin de pouvoir compter sur un salaire après avoir constaté l’ampleur de la crise économique et financière.
Quant à la question du genre, vous dites ne jamais vraiment vous la poser. Quels types de notes s’appliquent à donner telle forme à un projet de livre ? Se prétendre poète suffirait-il à le devenir ?
Pour moi, la poésie explore les conditions matérielles de la vie, elle exalte, par son extrême précision, par sa distance par rapport aux émotions trop vives, la matérialité du monde ; elle est très peu ou pas du tout fictionnelle. La fiction établit dans l’écriture une logique interne au sein des phénomènes perçus du monde. Elle est une sorte de montage, comme au cinéma, d’objets captés dans les diverses réalités. La fiction joue à reconstruire. Elle est, pour moi, un reste de ferveur issue de mes jeux d’enfant. Les notes prises servent à l’une ou l’autre pratique, parfois aux deux.
On vous sait rétif à toute théorisation de vos pratiques d’écriture. Est-ce que l’on n’a jamais besoin de savoir ce que l’on écrit ?
L’écriture étant à mon avis une véritable aventure, je ne tiens pas du tout à savoir où cela me mène ni pourquoi je le fais. J’aime voir apparaître et prospérer une matière informe. Et, la plupart du temps, je clos un livre de manière absolument arbitraire, parfois par lassitude et parfois pour entreprendre un travail différent.
Vos premières influences, vous les avez prises chez les surréalistes, Jean Genet, les grands romanciers sud-américains. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Je lis ce qui me tombe sous la main, romans contemporains (Deville, Chevillard, Mauvignier, Lindon, Enard, Limonov…), poésie (Stefan, Deguy, Tarkos, Parant que je n’ai jamais cessé de lire à haute voix…). Je suis un grand amateur de poésie sonore (Heidsieck, Giorno, Chaton, Pey…). Les auteurs qui m’ont le plus touché ces derniers temps sont Charles Reznikoff (Témoignage traduit par Marc Cholodenko), Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma). Par ailleurs, je suis un lecteur assidu de la revue de Marc Dachy, Luna Park. Livres de chevet : Histoire de ma vie, de Casanova ; Ulysse, de Joyce.
Vous avez une sorte de fascination pour les Indiens d'Amérique, "leur grand fond permanent d’images. Dans lequel tout se trouve relié". Par quel processus la littérature permet-elle d’ouvrir et de débroussailler "l'espace de vie et de perception" ?
La littérature opère une décantation des phénomènes du monde et son fonctionnement possède la faculté d’aiguiser les sens, de les décloisonner, offrant une perception multidimensionnelle de ce monde. Le soi-disant problème de la page blanche trouve sa cause dans une grave insensibilité temporaire au monde. Et l’inspiration me paraît être une extrême sensibilité (ou empathie) aux phénomènes physiques, chimiques, biologiques, sociaux, une sensibilité telle, qu’elle oblige le créateur à la canaliser pour ne pas courir le risque d’être blessé par ses perceptions trop aiguës.
"Outré, hors de mon pantalon, / je confonds ma langue maternelle / avec mon foutre paternel et je bégaie / gaiement et douloureusement, en guerre / avec mon souffle dont je me croyais le maître"(Cochon farci, p. 43). Comment parvient-on à conquérir son propre souffle, personnel - autobiographique ? - autant qu’impersonnel ?
Étant chacun de nous expérimentateur du monde et spécimen d’une espèce, l’autobiographie est du biographique de l’espèce puisque nous fonctionnons physiquement tous de la même façon. Évoquer le père ou la mère dans un travail littéraire, c’est simplement convoquer les géniteurs en général, en tant que témoins biologiques, spécimens. Le souffle est ce qui nous anime, lave notre sang, régule notre température. La pratique de la lecture à haute voix, de l’écriture à haute voix, développe, exerce, affine et ordonne ce souffle. C’est son rythme qu’il faut considérer, travailler, varier, étudier sans cesse.
"Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire", écrivez-vous dans En vie. C’est une leçon de vie, d’écriture ?
Parler de rien, c’est admettre que toutes choses dans l’existence sont sur le même niveau. Il n’y a pas de choses plus importantes que d’autres. Dans la perception que nous avons de ce milieu où nous nous mouvons, il y a une véritable "complétude", une matière intégrale dont la moindre particule est utile à la véritable digestion que nous en faisons.
Vous êtes un fabricant, un artisan engagé dans un processus que vous appelez l'"écriture en spirale"… Vous avez une grande force pour déséquilibrer la langue, la faire bifurquer et varier dans chacun de ses composants, selon une modulation constante. Quelle est votre position par rapport à l' "attirail poétique convenu" (métaphores, images, assonances, petits rythmes malins, jeux de mots, pirouettes…) ?
Bizarrement, je ne me suis jamais intéressé aux jeux du langage. Écrire, comme sculpter, peindre, composer de la musique, faire des films, fabriquer des meubles ou, anciennement, des sabots (voir le film d’Alain Cavalier sur le sabotier qui transforme les bûches de peuplier en paires de sabots), élever un mur, couvrir un toit, travailler un lopin de terre à la houe ou à la bêche, cultiver des patates ou tailler des vêtements, participe d’une même préoccupation : faire pour le mieux. Aucune de ces activités n’est anodine. Je place les activités techniques et spirituelles sur un même plan, même si tout art permet une dose de jeu et nécessite un certain humour de la part du fabricant vis-à-vis de lui-même et de ceux à qui potentiellement il s’adresse.
Il est précisé dans "Mongolie, plaine sale" que vous avez écrit quelques livres, que vous n’en désavouez aucun. En quoi se poserait la question du désaveu ?
On ne peut rien effacer de ce qu’on a osé commettre.
Mathieu Lindon dit que si vous acceptiez de vous soumettre à un questionnaire, il faudrait vous demander non quels livres vous emporteriez sur la fameuse île déserte mais quels mots vous éliriez. Puis-je poser la question ?
Un seul : béatitude.
État présent de votre esprit ?
Désargenté depuis toujours, la vieillesse s’annonce difficile.

Samuel Beckett "Peste soit de l'horoscope" + "Tous ceux qui tombent"

Samuel Beckett
Peste soit de l'horoscope
(Les Editions de Minuit, 2012)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Extrait :

déni d'effroi

crâne stable tout aussi mort
dehors que dedans
jusqu'au déchirement
du long calme
faible frémissement
l'oeil se descelle
jusqu'au calme encore
se rescelle

crâne sphère
gris cendre lisse
un oeil
ne sait alors
où scruter
cyclope non
latéral
étrangement

à la surface
du dehors
vastitude où s'éploie
l'immense
blanc nival
linceul de tout
crâne abri dernier
unique macule

plus vite que là où
dans l'enfer glacé des yeux
le flot finalement
se fige
les mâchoires s'entrechoquent
grincent rongent
les dents claquent
cigogne qui claquète

l'incursion insensée
s'efface
tandis que l'oeil
ouvert ébahi
dont le blanc reste
encore à dévoiler
transmue l'effroi
du nié en néant

soudain dans
le gris cendre lisse
effaré
une lézarde fulgurante
jusqu'à ce que soudain
lisse de nouveau
tumulte tant disparu
que n'a jamais été

de jour
dans le longue obscurité
de l'antre
tumulte d'effroi
jusqu'à la brèche
bientôt refermée
obscurité retrouvée
calme retrouvé

ainsi avant
le long calme
le long néant
une telle déchirure
un tel tumulte
bientôt passés
crâne stable tout aussi mort
dehors que dedans

dread nay 1974

***

Samuel Beckett
Tous ceux qui tombent
(Les Editions de Minuit, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Le livre inclut un CD de la pièce radiophonique dirigée par Laurent Fréchuret avec le Théâtre de l'Incendie.
"Jamais pensé à la technique du théâtre pour la radio, mais au plus profond de la nuit m’est venue une belle idée horrible pleine de roues qui grincent et de pieds qui traînent, d’essoufflements et de halètements, qui pourrait - ou pas - aboutir." Samuel Beckett
Ecouter Tous ceux qui tombent (ici, la version de 1959 de la RTF, réalisée par Alain Trutat, avec entre autres Roger Blin et Patrick Maurin qui fût un petit Jerry avant d'être le grand Patrick Dewaere...)

***


On ne présente pas Samuel Beckett, on peut continuer de le lire... et pas seulement En attendant Godot.

DOC(K)S Morceaux choisis

DOC(K)S
Morceaux choisis
(Al Dante, 2014)

Disponible dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur...



Morceaux choisis des Morceaux choisis :








***

Petit pavé avec un préambule de Julien Blaine (son fondateur), une postface inutile de Stéphanie Eligert et 1000 pages (environ) choisies par Laurent Cauwet (qu'on imagine bien la nuit plongé dans les milliers de pages de la revue qui sont autant d'angles d'attaques pour un choix... un énorme travail) qui ne couvre "que" 2 séries d'une revue qui en compte 4 jusqu'à aujourd'hui encore...  et c'est déjà inépuisable. En fait, Il est peu probable qu'on en finisse un jour avec Doc(k)s, revue d'avant-garde.

René Belletto "Somme toute" + "Loin de Lyon"

René Belletto
Somme toute
(P.O.L, 2011)

Disponibles ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Extrait :

...

73

Entendions pfft glou glou de soupe à la grimace
Dieux quelle histoire aujourd'hui encor j'en rimasse
Qui fut le sujet de / tou-tes mes messes basses
(A ma chanson de gest[e] donna le coup de grâce)
Ce qui se forme fond (éternelle surface)
Et qui était charnel et que mes rim' embrassent

74

Claquait entre leurs bras sépulcral alléchant
Je fredonnais sans bruit de l'horror au couchant
Jusqu'à la fin dernièr[e] de la mort de la mort
C'est vrai je n'invent' pas rêvassant aux années
De rêve où mon lecteur son chant si ordonné
Libre et pur engendrait (musique : un sextuor

75

Je crois) rapport signal sur bruit frôlant zéro,
Et l'objet ! beauté des lignes (allez, maestro,
Mains au ciel !) à l'image des circuits élec
Troniqu' intern' et d'un système de relais,
Résultat : mélodie de jadis ruisselait
Et sonnait de tout krrr parasit' les obsèques,

76

Quant aux enceintes (Geneviève ! Elévari
Té de la taille, élégançur' des lign', chérie
De la peau la matitude, G., toutes les
Autres plus elle-mêm', peut-être la première
Et de concert l'ultime, tant aujourd'hui qu'hier
(Et que demain) (et qu'hier, pour rime batelée!)),

77

Quant aux enceintes, j'y retourn', l'amplifica
Teur de puissance avec elles dansait polka
Un deux encor il les secouait et leur fai
Sait sonner ce qu'ellz avaient dans l'ventre (quoi, qu'est-ce
Qu'il y a ? j'ai pas l'droit de causer sans finesse ?)
Si bien qu'ellz épousaient tout[es] cauz et touz effets

78

Dont le lecteur les inondait - des enceintes
Ampli lecteur paraissaient reflet (ou empreinte)
(Plutôt reflet) matériel (et non l'prosaïc
Inverse) de la magie musicienne vic
Torieuse et pure perte étant bien entendu
Que mon chant des cinq cent mil diables suspendu

...

***

René Belletto
Loin de Lyon
(P.O.L, 1986)


Extrait :

...

XLV

Crever m'échappait par an bien quarante-huit fois
Crucialement blessé de la ville en plein cen
Tre vidé rapportais livre en souffrance ven
Tre à terre aïe aïe j'allais m'entendre en bonne voie

De fait je m'entendais comme larron enfoi
Ré à gauche du père à fin de l'apparen
Te parenthèse refermer du bas je m'en
Allais dire où je n'aurais si j'avais les foies

Mais ceignais de mon nom malgré tout le total
Sans ôter les différentes lettres des pal
Abres manquantes supplémentes bien fenduë

Je m'étais la gueule hi rebelle étonné
CicatriCe sans voix au jeu de l'intriguë
Toujours dans le noir souriant lèvres fermées

XLVI

Si je dis maintenant je ne respecte pas
Mon projet fugace oublié je serais fau
Tif et devrais briser là pasque je ne l'au
Rais pas retenu c'est le même projet pas

Sons loin de l'oubli mais je serais perspica
Ce car oublié non respecté à suppo
Ser que d'une réflexion cet énoncé pro
Cède au cas contraire je devrais briser là

Mais projet énoncé réflexion cas contraire
Sont un le même et par droiture syllabaire
Je devrais dans tous les cas briser donc passons

Car tous mes mots signifiraient je ne respec
Te pas mon projet raisonneur émergeant don
C de mémoire pour un sonnet quasi impec

XLVII

Quando en vesper blan s'extourbit lougarou
Et dravant tout sbubu in vivo catastri
Barjaqué parlamor nonobstan qui est qui
Anscrut les stachichi au su des roudoudous,

Quando maliss (tendo limass) il vi dermou
S'éruminentérut au verso des étri
Au persu des foutrons sevré de mal en pis
Et ris noir aïe jailli tout prurit et rectou,

Alor alor, pastan hors les basoubasax
(Mais pour un trou carré esquintant tous les axes),
Rinlaidron touboubou kif kif les amours fussent

Dénérénélés déjà éternels par l'art
Sans loup, effaçons ma chérie hors papyrus
De lapins et moutons à jamais le départ

***


René Belletto, romancier (re)connu et très lisible dans ses multiples facettes, est vraiment intéressant et inventif quand il se détend en plongeant dans ses tourments...Carnavalesque et drôle mais pas que. Et ce n'est pas nouveau...

Claude Minière "Grand Poème Prose"

Claude Minière
Grand Poème Prose
(Tarabuste, 2014)

Disponible dans les meilleures librairies, et sur le site de l'éditeur...



Extraits :

...

  Le dragon, les sauterelles, la vierge, les poissons, le déluge, le serpent, le taureau blanc, les mafias, la tortue, la lune, la petite ourse, les grues, le rossignol, l'étoile des bergers, la monnaie-du-pape, les roseaux... Les nombres sont à écouter : vous montez dessus lorsque dans la mémoire, le paysage, le chant, vous comptez les échecs et les victoires, repérez les premiers et les derniers. Le 3, le 5, l'1, le 2.

***

  J'ai connu des "hommes" qui, à force de vouloir paraître subtils, ont glissé à l'idiotie, des experts louvoyant dans le sérail - je pourrais dire des eunuques de l'institution : des propres à rien. J'ai pris l'air du large, par mon propre détroit, suivant les pulsations du poème en question.

***

  Et aujourd'hui : des propres à rien ? Des faiseurs, des sournois, des malins, des mimétiques aux tics inconscients. En d'autres temps la parole célébrait les pulsations, les découvertes, le déroulé vertical, la traversée, la main, la surprise, la grâce, les déesses les dieux et les héros, la chance, les cultures étagées, les passages, la nature qui demeure dans le passage des saisons, la perfection.

***

  Si je me souviens bien des usages anciens nous avons noté les morts, nous n'avons pas toujours noté les naissances. Une litanie de crimes et de beauté s'est dispersée. Mais les humains écrivent ce que leur dicte leur conduite. Leur richesse se mesure à ce qu'ils convoquent.

***

  A l'origine, j'inventais un sentier escarpé dans une contrée de culture en terrasse. Aujourd'hui je suis une route aux nombreux faux-plats. La langue en est moins nerveuse. Parfois, dans les couleurs du paysage, la nuance devient la force principale, le centre, la flèche. Les positions s'échangent, terre et nuage. Le poème est plié.

***

  Le Grand poème en prose vous appartient, il vous appartient d'y entrer où vous voulez pour suivre le cortège des pensées, des malheurs et des beautés. Vous voulez savoir ? peut-être vous préférez non. Poème de notre temps en prose de tous les temps, ou l'inverse.

***


Claude Minière est un poète vivant, électron libre de revues comme TXT (où il fût plus influent qu'on ne veut bien le retenir) et D'ATELIERSon oeuvre dynamique et bondissante, dont il est le performeur hors pair (cf. la psalmodie époustouflante de La mort des héros, publiée sur K7 par Artalect en 1984 et en livre par les éditions Carte Blanche en 1985) est discrète et très importante. Elle est aussi la preuve qu'on peut se calmer sans rien renier ni concéder. On doit tout lire de Claude Minière !

Avàva-Ovàva

Anina Ciuciu, Pierre Chopinaud, Lise Foisneau, Valentin Merlin, Yann Merlin, Saimir Mile
Avàva-Ovàva
(Al Dante / La Voix des Rroms, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...
et sur le site des éditeurs.


Extraits :

Pierre Chopinaud La nuit de Walpurgis

...

  Alors, porté par ceux qui dansaient dans les nuits d'Allemagne, au bord du trou de l'Histoire, voyant de la surface de l'eau se lever les fantômes, et ceux que ceux-là portent dans leurs reins, comme ceux qui attendent dans leur dos, je fais, pour eux, - retour, après, dans le pays de Mayenne où, n'ayant plus nulle part où, libre, vivre, en ville, je m'étais trouvé un abri - ce courrier :

  Monsieur le Président,

  Il est des hommes et des femmes qui ont longtemps fait du silence et de l'oubli le moyen de sauver leurs enfants de l'Histoire. Car il est des crimes dont la mémoire laisse à jamais sur la figure des victimes la signature monstrueuse des bourreaux.

  Dans quel état ces enfants seraient parvenus jusqu'au siècle dernier avec les poignées et les chevilles enflés, bleuis et ensanglantés par les fers qui entravent les pères "bohémiens", déportés aux galères par une ordonnance de Colbert, tandis que les mères sont tondues et enfermées dans les hospices du Royaume de France ? Dans quel état ces enfants seraient parvenus jusqu'au siècle dernier avec les reins meurtris, le sein flétri par les fouets et les fers des propriétaires moldaves d'esclaves "Tigani" ? Dans quel état seraient-ils parvenus, la langue tranchée, l'oreille coupée par les armes des gens de Torquemada, inquisiteur, qui croit anéantir ainsi l'esprit des "Gitanos" d'Espagne; et le cou brisé par les cordes des polices de Frédéric Guillaume Premier qui entreprend de pendre tous les "Zigeuner" de Prusse ?

  Ainsi ceux-là, Monsieur le Président, ont traversé la violence des siècles en redonnant chaque fois leurs enfants à un monde capable d'innocence. Le silence et l'oubli n'étaient ni une fable, ni un conte, mais la promesse confiante que ces enfants trouveraient toujours un abri pour à leur tour aimer et donner la vie.

  Or, au milieu du siècle dernier, le progrès des temps a porté au coeur des états d'Europe, le "Auschwitz-Erlass", la réalité technique de l'extermination de masse.

  Heinrich Himmler, Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande, décide le 16 décembre 1942 de la destruction des "Zigeuner-mischlinge, rom-Zigeuner und balkanischen Zigeuner" du Grand Reich.

  Dès le 4 octobre 1940, le Commandant militaire du Reich en France, Otto von Stülpnagel, ordonne que "les Tsiganes [...] doivent être transférés dans des camps d'internement". Le préfet de la Mayenne écrit le 23 octobre : "les chefs de brigade noteront spécialement ceux des nomades qui présentent les caractères ethniques distinctifs par quoi se signalent extérieurement les individus d'origine nettement bohémienne, appelés encore "Romanichels" ou "Tsiganes"".

  Un quart de ceux qui sont ciblés par cette ordonnance française seront assassinés sur le territoire de l'Europe par l'administration unifiée et centralisée du Reich avec la complicité multiple et variable des Etats européens alliés et collaborateurs.
  Nulle forêt ni caverne ne peut plus abriter les enfants de la violence meurtrière de l'Histoire. Avec les hommes, les femmes et les enfants a été détruite la possibilité de l'abri, du silence et de l'oubli.
  Tout a été détruit, Monsieur le Président.

  Avec la mort au mois de mars 1945 du "plus innocent d'entre nous", l'enfant que trouve Primo Levi dans un baraquement, abandonné de tous, celui dont il ne reste désormais rien que le nom inventé d'Hurbinek que lui donne celui qui n'est pas mort, dans La Trêve, car nul de ceux, parlant toutes les langues d'Europe, qui sont là avec lui, ne connait sa provenance; avec la mort de celui qui n'a jamais appris à dire son nom car sa mère a été gazée et brûlée dans la nuit du 2 au 3 août 1944, avant de le lui apprendre; depuis cette nuit, ceux qui, depuis l'horizon de leur passé, avaient fait de l'oubli la condition de leur confiance dans le monde, n'ont plus la possibilité de l'anonymat et du silence.

  Nul ne nait abandonné dans une aire d'accueil à La-Ferté-sous-Jouarre, dans un bidonville à Casilino, dans un bloc de la cité de Ferentari, ou dans l'Alabacyn à Grenade, sans la conscience précise et écrasante d'une hostilité incompréhensible et coupable du monde à son égard. Le monde a perdu son innocence. Nous n'avons pas perdu notre amour. Mais désormais nous savons. Et il nous revient de bâtir l'abri où nos enfants aimants rachèteront l'innocence du monde. Dût-ce être aussi notre faute, désormais notre Histoire commence.

  C'est pourquoi, Monsieur le Président, avec le réseau TernYpé (jeunesse en langue Rromani), mouvement européen de la jeunesse Rrom, nous vous invitons solennellement le 2 août 2013 à Auschwitz, pour vous souvenir avec nous de la liquidation du "Zigeuner-Familienlager" d'Auschwitz-Birkenau, et du génocide des Rroms.

  Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de notre très haute considération.

...

 ***

(4ème de couverture sur le site de Al Dante)
Eté 2013. Un groupe de jeunes gens de France, Rroms, Manouches, et Gadjés, partent de Paris, dans un bus transformé qui, cible de sortilèges (Armaya), n'arrivera pas en l'état vers sa destination impossible. Parvenus, après pertes, détours et abandons, à l'endroit, Cracovie, sud de la Pologne, ils retrouvent une foule de garçons et filles d'Europe rassemblés, autour de la nuit du 2 Août : la liquidation du camp des familles tziganes de Birkenau. Quatre jours durant, de la jeune foule éveillée, poussée ici et au bord de ce trou du temps, par le souci de faire front au nouveau surgissement de la violence politique dans l'Europe contemporaine (meurtres en Hongrie, pogroms en Slovaquie, déplacement de population en Allemagne vers le Kosovo, fichage et expulsions de masse en France et en Italie), montrent depuis les coeurs le pressentiment joyeux, l'élan, et dans toutes leslangues d'Europe, la rumeur, que l'avenir a déjà grossi le temps d'un soulèvement fatal.
C'est sur la route du retour, périlleuse et pressée, à travers l'espace et le temps éclatés de l'Europe, qu'a surgi à l'esprit de ces voyageurs neufs l'idée de ces récits, réflexions, images, rassemblés ici comme pour indiquer la destination de leur voyage paradoxal.
Un ouvrage qui revient sur l'insurrection du 16 mai 1944 des familles gitanes internées à Birkenau ; et qui fait le point sur la discrimination subie aujourd'hui par la population Rrom en Europe, et tout partculièrement en France.

***

Pierre Chopinaud, de La voix des Rroms : « Nous sommes en situation de crise comme jamais, depuis 1940 ». 
Pierre Chopinaud

VENANT, NOUS SERONS